La première pompe à essence

Chronique historique

par Sylvain Bertoldi Conservateur en chef des Archives d'Angers

Vivre à Angers n° 409, été 2017

L’automobile prend son essor au début du XXe siècle. 1898 : fondation de l’Automobile Club angevin ; 1899 : ouverture du registre des immatriculations. De 1899 à 1904, 436 véhicules sont immatriculés en Maine-et-Loire. Selon les chiffres du ministère de l’Intérieur, le département compte 412 véhicules automobiles au début de 1906, 833 en 1908 selon d’autres calculs, 3 528 en 1919.

Les constructeurs et revendeurs de cycles, nombreux à Angers, ajoutent ce nouveau secteur d’activité à leur commerce initial. Ainsi naissent les garages automobiles. Le constructeur de cycles choletais, Fouillaron, commence à vendre des voitures Peugeot avant de fabriquer ses propres véhicules à Levallois-Perret. Il dispose d’une agence à Angers, 49 rue Boisnet et à Segré.

Le Grand Garage Malinge

Malinge et Laulan sont les premiers à ouvrir un grand garage rue Paul-Bert, à partir de leur fabrique de cycles, ouverte rue Béclard en 1885, transférée 23 rue Paul-Bert en 1892. Dès le 4 février 1899, ils déposent la marque La Violette « pour des bicyclettes et automobiles ». Parmi les premiers véhicules immatriculés en 1899 figurent des tricycles à pétrole Malinge et Laulan. Le 22 mai 1900, Louis Joubert, des Ponts-de-Cé, fait enregistrer une voiture Malinge et Laulan système Benz type A. Le 2 mars 1901, les constructeurs font paraître une publicité dans Le Journal de Maine-et-Loire, qui annonce déjà une baisse des prix : « Cycles et automobiles Malinge et Laulan, constructeurs brevetés, 23 rue Paul-Bert. Baisse de prix considérable : bicyclettes, tricycles à pétrole, moteur de Dion-Bouton, quadricycles à pétrole ». Vers 1900, Bonneau, place de la Visitation, ouvre également un garage où il vend les marques Peugeot et Stella.

Tous ces véhicules, il faut les approvisionner en essence. La première mention d’un dépôt d’essence concerne précisément Malinge et Laulan*. Le 13 juillet 1901, ils écrivent au préfet sur papier timbré afin d’obtenir l’autorisation d’établir un dépôt d’essence pour automobiles dans leurs ateliers. Le commissaire central menaçait en effet le garage d’un procès-verbal pour dépôt de matière dangereuse non déclaré. Ils confirment leur demande le 23 juillet. La réponse tarde jusqu’au 11 avril 1902. Le préfet se décide alors à autoriser le dépôt d’essence, pour 1 500 litres au maximum, à condition qu’il n’y ait « aucun transvasement ni manipulation d’aucune sorte ». « Les bidons contenant le pétrole et les essences minérales devront être en métal. Ils auront une capacité de cinq litres au plus et seront rangés dans des boîtes ou casiers à rebords, garnis intérieurement de feuilles de tôle étamée formant cuvette étanche. Toutes les réceptions et livraisons de liquide seront faites à la clarté du jour. Pendant la nuit, l’entrée dans le magasin sera absolument interdite. » Une provision de sable sera conservée à proximité, pour éteindre tout commencement d’incendie. Il n’y avait donc ni installation de station-service, ni même pompes. On achetait simplement son essence par bidon.

Des bidons aux pompes à essence

Cette situation dure jusqu’à la fin de la Première Guerre mondiale, d’autant que l’essence était alors denrée rare. Le journal L’Ouest s’en fait l’écho le 27 mai 1917 dans un article intitulé « Crise de l’essence ». En 1919, le nombre de véhicules s’est considérablement accru et de nombreux garages se sont ouverts. Ils sont quinze en 1920, situés principalement sur les grands axes, aux abords du centre-ville, notamment sur les boulevards. Distribuer l’essence par bidon devient impraticable. Plusieurs industriels et commerçants sollicitent l’autorisation d’installer devant leurs ateliers ou magasins « un appareil distributeur d’essence aux voitures automobiles ». La demande de Brundsaux et Cesbron du 3 septembre 1921 accélère la réflexion de l’administration municipale. Ils ont ouvert un garage 25 boulevard Ayrault le 20 août 1920 et souhaitent vendre l’essence par distributeur.

Le 7 octobre 1921, l’affaire est débattue au conseil municipal : Va-t-on autoriser les appareils distributeurs et moyennant quelle redevance ? Les études sur la question s’éternisent déjà depuis cinq mois et il y a lieu d’en finir, tranche le maire. « Il me semble que nous ne pouvons refuser l’autorisation sollicitée ». Certains commerçants n’ont d’ailleurs pas attendu pour installer ces appareils sur le trottoir, comme… Malinge et Guillet, rue Volney, d’où la réflexion du conseiller municipal Lachuer : « Ne pourrait-on pas installer ces appareils plus près de l’immeuble ? Tout le monde se bute dans ces appareils, rue Volney, et il peut arriver des accidents. » Ce 7 octobre, le conseil adopte le principe de l’installation des appareils distributeurs d’essence et le 16 décembre 1921 décide que la redevance annuelle d’occupation du sol sera de 50 francs.

Huit pompes à essence sur le boulevard Foch !

Les installations se multiplient à grande vitesse, souvent sous forme mobile, la pompe étant rentrée au garage tous les soirs. Le garage Malinge, toujours à la pointe du progrès, possède dès 1922 deux garages annexes faisant parking pour automobiles (boxes), 46 rue Jean-Bodin et 85 rue Volney. « Ce dernier, indique l’annuaire Siraudeau de 1923, possède un distributeur automatique livrant l’essence touriste à un prix défiant toute concurrence. » Tous les ingrédients de l’ère automobile sont là !

Mais la prolifération des demandes d’installation de pompes à essence soulève des débats dès 1930. À une demande d’installation de deux distributeurs formulée par le Palais du Cycle, 6 boulevard du Maréchal-Foch, le 7 mai 1930, l’ingénieur des travaux publics municipaux répond par un rapport estimant « que les distributeurs d’essence sur le boulevard Foch et sur le boulevard Bessonneau sont en nombre plus que suffisant pour les besoins des automobilistes, en autoriser de nouveaux serait encombrer nos contre-allées sans aucune nécessité ». L’ingénieur en chef, en revanche, émet un avis favorable : « Il est clair que plus les distributeurs à essence seront nombreux, moins longtemps stationneront les voitures venant se ravitailler […]. Les appareils distributeurs constituent, d’autre part, un progrès sérieux sur l’emploi des bidons. » Il y a déjà six distributeurs d’essence sur le boulevard Foch, mais l’autorisation demandée est accordée.

Vers les stations-service de périphérie

La situation change quand en septembre 1930, le Grand Garage d’Anjou, également situé boulevard Foch, en face de la rue d’Alsace, qui a déjà deux pompes, réclame autorisation d’une troisième ! L’ingénieur a des mots prémonitoires : « Nous serions d’avis de n’autoriser l’installation de distributeurs qu’en dehors du centre de la ville, mais ce mode de ravitaillement est tellement pratique pour les usagers et tellement commun qu’il nous paraît difficile et un peu prématuré de le supprimer. » L’ingénieur en chef adopte cette fois son point de vue : n’autoriser que deux appareils dans la zone intérieure des boulevards et hors de ce périmètre, dans certaines rues étroites. L’adoption de ce projet de limitation des pompes à essence au centre-ville et dans certaines rues hors de cette zone est approuvée par le conseil municipal du 30 janvier 1931.

Désormais, les nouvelles « stations-service » - on n’emploie pas encore ce terme – vont se développer à la sortie de la ville, comme rue des Ponts-de-Cé. En 1935, comme la crise du meuble sévit, le menuisier-ébéniste Joseph Morel se reconvertit dans la distribution d’essence et de produits pour les automobiles. Dans une partie de son jardin, au 8 rue des Ponts-de-Cé, face à l’École d’agriculture, il ouvre la station Rallye-Essence. Deux campagnes de travaux, en 1935 et 1936, en font une station fonctionnelle complète, dotée d’une pompe roulante, d’un gonfleur, d’un chariot américain pour gas-oil et pompe monolitre et du téléphone en mars 1936. Son beau-frère, Louis-Eugène Boulay, compose même pour l’ouverture de la station, le 1er octobre 1935, une chanson « Les Pompistes »… Pompiste, un métier d’avenir à l’époque.

« Une installation très chic
Faite pour des pompistes
Vient de se terminer
Au 8 rue des Ponts-de-Cé.
Les choses sont bien faites
Ca va faire recette
Et tous les clients
Seront servis et contents

[…]

Le matin la faction
Sera prise par le patron.
Il fera du travail
Sûrement irréprochable
Le meilleur accueil
Pour tous les chauffeurs
Sera pour cet établissement
Un renom très grand.

Pour l’après-midi
Mme la pompiste
Prendra l’uniforme
Pour remplacer son homme
L’client lui fait signe.
Elle ôte son flexible
En regardant partout
Elle a bien trouvé l’trou. »

[…]

* Je remercie particulièrement Christian Gasnier, des Archives départementales, de m’avoir communiqué ce document.