Chronique historique
par Sylvain Bertoldi, conservateur en chef des Archives d'Angers
Vivre à Angers n° 272, octobre 2003
1895 : Une date pour les Angevins. Cette année-là s'identifie à la grande exposition nationale d'Angers, qui marque les esprits : mille exposants industriels, quatre cents scolaires, sept cents artistes, deux cents exposants pour l'art ancien, une cinquantaine d'horticulteurs et des attractions mémorables. La municipalité met tout en oeuvre pour donner à cette manifestation, ouverte du 1er mai au 1er octobre, une ampleur nationale.
Depuis 1877, Angers attendait, réclamait une exposition. Le conseil municipal saisit l'occasion du concours régional agricole de 1895 pour organiser une grande manifestation. Rien n'est ménagé. La note de frais s'élève à 543 786 F ! Et malgré l'immense succès de l'exposition angevine, elle se solde par un déficit de 218 501 F. La concurrence est rude entre les villes. Les « expositions universelles » sont à la mode. Au même moment, Bordeaux et Amsterdam organisent la leur.
Des attractions variées
Les initiatives privées fusent. Chacun propose l'attraction propre à le mettre en valeur : salon du cycle angevin, théâtrophone, féerie lumineuse, village algérien (certainement le clou de l’exposition) et… petite « tour Eiffel ». Louis-René Rochereau, serrurier en bâtiment, propose d’installer dans le jardin de l’exposition une tour en fer forgé de 20 mètres de haut, à laquelle le public pourrait accéder pour jouir d’un panorama sur l’exposition et la ville. Proposition acceptée. Cependant la tour, faute de place au centre des bâtiments de l’exposition, élit domicile au jardin du Mail. Sa hauteur passe à quelque trente mètres. Le terrain est concédé gratuitement à l’entrepreneur, qui versera un quart de ses recettes à la ville. Le prix de l’ascension est fixé à cinquante centimes.
La tour est construite en deux mois, telle un mécano géant, en mars-avril. Belle preuve du savoir-faire de l’entreprise Rochereau. Le procès-verbal de visite de la tour, le 7 mai, rend un avis favorable. À la lecture du court rapport des experts, on se rend compte que les normes de sécurité n’étaient pas aussi draconiennes qu’aujourd’hui ! L’exécution du travail n’a été surveillée par personne… Les diverses parties de l’ouvrage ont été assemblées presque exclusivement à l’aide de boulons, pour en faciliter le démontage ultérieur. Tout réside donc dans le serrage des boulons !
Quel panorama !
Quoi qu’il en soit, la tour est inaugurée le 11 mai par Édouard Cointreau, président du comité de la presse. Louanges unanimes. Quelle élégante tour ! Le journaliste du Patriote de l’Ouest s’est peut-être laissé un peu griser par le champagne de l’inauguration lorsqu’il écrit : « Du haut de la première plate-forme, c’est Angers, avec son panorama de monuments et de maisons […]. À la seconde plate-forme, le panorama s’élargit. Épinard, Écouflant, Villevêque, la Pyramide, et bien d’autres localités apparaissent, faisant une ceinture de verdure à la ville.
À la troisième, le coup d’oeil est vraiment merveilleux : la Maine, la Loire, la Sarthe, la Mayenne sillonnent de rubans d’argent la ville et les campagnes […] ».
Le lendemain 12 mai, dans son discours inaugural de l’exposition, le maire ne manque pas de souligner que la tour Rochereau, « surmontée de son génie, mérite une mention spéciale ». Des essais d’embrasement électrique réussissent à merveille. Le public s’y presse. La société de gymnastique « La Vigilante » de Rennes y sonne le clairon lors d’une retraite aux flambeaux. La tour sert même de terrain d’exercices pratiques pour expérimenter des appareils de sauvetage destinés aux pompiers.
Louis-René Rochereau
Mais qui donc était ce Louis-René Rochereau ? On sait encore peu de choses de lui. Son entreprise, fondée en 1877, n’avait apparemment pas de relief particulier parmi les entreprises de serrurerie et de constructions métalliques. Bien d’autres jouissaient sans doute de plus de notoriété : Blot et Bonneau, qui venait de réaliser la grille du jardin du Plantes ; le constructeur Remère ; Angevinus… Mais Rochereau eut l’idée géniale de cette tour…
L’a-t-il vraiment eue d’ailleurs cette idée, ou fut-il seulement un génial maître d’œuvre ? D’après le journaliste du Patriote de l’Ouest, Rochereau « l’a entreprise pour le compte de M. Thuau ». Amédée Thuau était un important marchand de fer, quai Ligny, dont l’entreprise remontait, par le jeu de successions, à 1780. Cette entreprise est vendue en 1907 à Beauvais et Robin, futurs exportateurs de machines agricoles dans le monde entier. Thuau, commanditaire de la tour Rochereau, ou seulement sponsor fournisseur de matière première, nous ne le saurons pas, faute d’archives.
Transformée en dancing
Que devient la tour après l’exposition ? Il n’a jamais été envisagé de la conserver, comme son illustre modèle. « À vendre, la tour Rochereau, jusqu’à la première plate-forme comprenant les quatre pylônes, la plate-forme, les escaliers en fer et les rampes. S’adresser à M. Rochereau, constructeur, 24 rue des Luisettes [rue Maillé] », lit-on dans Le Petit Courrier des 31 mars et 10 avril.
Le 31 juillet 1897, voici qu'elle réapparaît au Pouliguen, sur la grande côte, à Pierre-Plate. Elle est inaugurée le 5 septembre. C'est maintenant un café-restaurant-dancing où les estivants viennent admirer le panorama avant de danser au son d'un piano mécanique. Réquisitionnée par les Allemands comme poste de guet, la tour n'est plus entretenue à partir de 1944 et rasée en 1951. Ainsi s'achève l'histoire d'une attraction de la grande exposition de 1895.
Remerciements au docteur Yves Moreau qui m'a communiqué l'histoire de la seconde vie de la tour Rochereau au Pouliguen.