Chronique historique
par Sylvain Bertoldi, conservateur en chef des Archives d'Angers
Vivre à Angers n° 338, novembre 2009
À Saint-Barthélemy, le splendide domaine de Pignerolle, avec son château (1776-1781), réplique du Petit Trianon, ne laisse rien transparaître. Ce fut pourtant le coeur d’un village de baraquements, au plus fort de la crise du logement de l’après 1945.
Mille immeubles détruits à Angers après les bombardements de 1944, plusieurs milliers d’autres endommagés, le manque de matériaux et de main-d’oeuvre, l’afflux de réfugiés en 1940-1944, le déficit de constructions nouvelles depuis cinquante ans : tout concourt à faire éclater la plus noire crise du logement qu’ait jamais connue la ville.
Des solutions d’urgence s’imposent. La municipalité en trouve : utiliser les baraquements laissés par les Allemands. « Nous pensons pouvoir disposer des baraquements installés au château de Pignerolle, route de Saint-Barthélemy, dès que nous aurons trouvé un autre logement pour les cent quarante Américains stationnés dans cette propriété […] », indique M. Huet au conseil municipal du 18 décembre 1944.
Pignerolle ? Le domaine de la famille de Saint-Chamand avait été réquisitionné le 12 avril 1939 au profit du gouvernement polonais en exil. L’armée allemande lui succède à partir de juillet 1940. Trois ans plus tard, le château et son parc deviennent quartier général de la Kriegsmarine en France. Après la Libération, la réquisition est maintenue au profit de l’armée américaine, puis du service des Prisonniers de guerre. Chacun de ces occupants édifie une série de baraquements de bois que la Ville d’Angers, bénéficiaire de la réquisition par arrêté préfectoral du 28 juin 1946, est bien heureuse de trouver pour le logement de ses sinistrés et réfugiés.
Les travaux d’appropriation des vingt baraquements sont conduits et financés par les services du ministère de la Reconstruction. Les trente premières familles y emménagent en janvier 1946. Début 1949, elles sont cent trente. On augmente le nombre des baraquements à plusieurs reprises. Pour simplifier l’administration de la cité, la Ville a renoncé à la création d’une section de commune. C’est une commission qui veille sur la cité, commission à laquelle est adjointe un directeur du domaine. Les habitants de Pignerolle sont considérés comme des Angevins, sauf en ce qui concerne l’état civil.
Un service postal est créé. La desserte par autobus est plus longue à obtenir, de même que l’électricité. On vit à Pignerolle comme dans un village. Et, selon le témoignage d’une de ses anciennes habitantes, qui y a passé la jeunesse de ses neuf à seize ans, vers 1947-1954, c’est « la vie au grand air ». Chaque logement a son lopin de terre à cultiver, il y a des pelouses, de l’espace. Des lapins, une chèvre améliorent l’ordinaire. « Avec le recul, dit-elle, ce qui reste, c’est le bon souvenir de ce parc, on y était comme en liberté. On pouvait être autonome. Il y avait un groupe scolaire, une salle des fêtes pour les spectacles donnés par l’école, les bals, le cinéma…, un terrain de basket et de football, une chapelle dans l’orangerie, un poste de police, la « coop » pour les courses. Il y avait même une piscine, alors qu’Angers n’en avait pas. J’y ai appris à nager, avec une chambre à air de vélo comme bouée. » La convivialité entre les habitants fait le reste.
Tout n’est certes pas rose. « Les cloisons en isorel n’isolaient pas du tout les familles… et il fallait frotter très dur les parquets, les passer à l’eau de Javel, pour éliminer les puces qui pouvaient nicher dans les rainures ». Des accidents surviennent : « Un jour, l’installation électrique s’enflamme. J’ai appelé le voisin au secours. C’était un électricien ! Par chance, il était là et a éteint l’incendie avec une couverture. » Accident plus grave : un enfant a le bras arraché par une mine. On n’avait pas procédé au déminage systématique du domaine.
Au fil du temps, la situation de la cité se dégrade. Les baraquements ne sont pas réparés. La Ville en rejette la responsabilité sur l’État. À plusieurs reprises, elle veut se libérer de cette charge. « C’est un sujet excessivement délicat et difficile, indique Louineau au conseil municipal du 22 mai 1956. N’oubliez pas que la cité de Pignerolle est composée de baraques qui n’appartiennent pas à la Ville, que la commission d’architecture a refusé à l’unanimité d’accepter la remise gratuite des baraquements. […] La cité de Pignerolle, il faut bien le dire, n’appartient à personne. La population la mieux de Pignerolle a été relogée à Angers et remplacée par d’autres personnes d’Angers. » D’autres personnes que les rapports qualifient de très déficientes et d’un faible niveau social.
Et c’est là le problème : les baraquements toujours plus vétustes sont sans cesse réattribués à des familles toujours plus démunies. Les baraques deviennent de véritables taudis. L’alcoolisme y règne en maître. De janvier à septembre 1961, la police intervient 30 fois à la suite de bagarres et 64 fois pour demander la Croix-Rouge. Beaucoup de familles, faute de payer leur électricité, s’éclairent à la bougie. L’inévitable survient : l’incendie ravage un baraquement dans la nuit du 23 décembre 1958, laissant trente et une personnes sans abri. Un nouvel incendie se déclare le 15 octobre 1961. Une femme est morte brûlée vive. « On va tous griller comme des sardines dans ces baraques ! », s’écrient les habitants.
Le préfet demande au ministère de la Construction une dotation supplémentaire pour l’engagement d’un programme social de relogement de 175 unités en 1962. Ces logements « PSR » ne se construisent pas sans mal, chemin des Longs-Boyaux (cité les Fresnais-le Cormier), à Montrejeau et au Daguenet. La municipalité redoute leur proximité avec d’autres cités. Les dernières familles quittent enfin Pignerolle le 31 juillet 1964. Il était temps : le 22 juillet, un troisième incendie avait ravagé un baraquement, heureusement désaffecté.