Chronique historique
par Sylvain Bertoldi, conservateur en chef des Archives d'Angers
Vivre à Angers n° 274, décembre 2003
Brochet de Loire au beurre blanc, fricassée de poulet à l’angevine, pâté de prunes, toutes ces spécialités de la gastronomie angevine composent un excellent repas, qui, pour être parfait, ne se terminait pas sans d’onctueux et légers crémets d’Angers ou d’Anjou…
Que sont donc ces crémets, qui furent si réputés ?
Ils seraient nés… du hasard et du talent d’une jeune cuisinière de grande maison, née aux Aubiers, dans les Deux-Sèvres, à quelques kilomètres au sud-est de Maulévrier. Un soir de 1890, Marie Renéaume s’aperçoit qu’il lui manque un entremets. Que faire ? Astucieuse, elle réunit la crème disponible dans une terrine, la mélange avec adresse à des blancs d’œufs montés en neige, et remplit des verres à porto de sa composition. Elle nappe son dessert, une fois démoulé, de crème fleurette saupoudrée de sucre vanillé. Le crémet était né. Ainsi le rapporte la tradition familiale. En fait, le crémet était déjà servi au XVIIIe siècle à la table municipale. On le rencontre pour la première fois dans un repas fourni par l'hôtelier Ciret en 1702, puis en 1704 dans celui livré par son collègue Chartier. Il est alors appelé "fromage de crème". La dénomination de "crémets" apparaît en 1741-1743 (Archives municipales, mémoires de frais des repas fournis à l'hôtel de ville, CC 21 et 22). Régulièrement servis lors des banquets offerts par la municipalité à la fin de l'Ancien Régime, ils disparaissent ensuite.
Marie Renéaume, rue Saint-Julien
Un siècle plus tard, on les retrouve donc... À Angers, notre jeune cordon bleu épouse le 10 janvier 1898 André Girault, chef jardinier aux Augustines, originaire du Mesnil-en-Vallée. Les époux rachètent en 1901 la crémerie David, 2 rue Saint-Julien (partie de rue dénommée rue Louis-de-Romain en 1918) et Marie Renéaume se met à pratiquer sa recette, à grande échelle. Son mari la rejoint un an plus tard. Roger Moisdon rapporte dans Le Courrier de l’Ouest du 22 juillet 1964 les paroles d’André Girault fils : « André Girault était mon père et j’ai vu maman fabriquer ces crémets que l’on trouvait sur toutes les tables angevines, particulières ou de restaurants, et cela pendant toute une époque. J’avais une dizaine d’années environ quand j’ai vu ma mère travailler la crème fraîche dans une jatte d’un contenu de dix litres au moins ; elle battait longuement l’onctueux produit à l’aide d’un fouet fabriqué par mon père sur ses indications… C’était avant 1914, et je me souviens que le dimanche matin, le grand restaurant de l’Entr’acte en particulier, qui ouvrait alors une large façade place du Ralliement, nous commandait plus de deux cents crémets… Ils coûtaient 2 sous seulement…, mais c’était une époque où pour trois francs on faisait un repas plantureux ».
La crémerie Girault vendait beurre et œufs, mais également, comme son enseigne l’indique, des produits d’épicerie. Curieusement, elle tenait aussi lieu de bureau de commandes pour des charbons… Tous les crémets n’étaient pas vendus sur place ou aux hôtels de la ville. Des marchandes ambulantes les détaillaient avec leurs voiturettes baptisées « crémets ». « Aux crémets, aux crémets frais ! » criaient-elles. L’une d’elles, photographiée vers 1918, figure dans l’ouvrage de René Rabault, Angers naguère. Chacune avait son itinéraire dans la ville. Beaucoup d’Angevins raffolaient des crémets, comme le photographe Jacques Evers, qui les aimait accompagnés de fraises des bois et arrosés de Triple-Sec Cointreau…
Naturellement, pas de succès sans contrefaçon. Si Marie Renéaume n’a jamais pris la précaution de déposer la marque « Crémets » au tribunal de commerce, un boulanger-pâtissier d’Angers l’a fait pour elle… Le 2 mai 1910, Louis Fouquet, 95 route de Paris, dépose la marque « Crémets des ducs d’Anjou ».
Un "régal des dieux"
En 1921, Curnonsky n’hésite pas à écrire dans le Guide des merveilles culinaires de l’Anjou :
« Le crémet angevin est un régal des dieux ! Malheureusement, la recette est une tradition locale dont le secret n’appartient qu’à quelques paysannes qui le gardent jalousement et donnent ainsi un fameux démenti au fabuliste ! On trouve le crémet à Saumur et à Angers. Nulle crème chantilly n’approche de ce petit mulon mousseux, parfumé, onctueux et léger.
Un crémier de la rue de Bellechasse [Paris, 7e arr.] en avait eu la recette, voici quelques années, et vendait assez cher un ersatz du crémet angevin. Ce n’était pas mauvais, mais c’était tout de même un ersatz […]. Je ne connais rien à pouvoir être mis en parallèle avec le crémet d’Anjou que le broccio corse ; ni l’un ni l’autre ne peuvent être transportés ; il faut les manger sur place ».
En 1923, les Girault se retirent des affaires et, peu à peu, malgré le nombre des imitateurs, la vente de ce délicat produit artisanal cesse. C’est qu’il ne supportait aucune production industrielle, pas plus que les voyages. La spécialité n’a donc pu s’exporter hors du département. En 1938, le Larousse gastronomique de Prosper Montagné mentionne les « Crémets d’Angers ou de Saumur » comme étant un « fromage à la crème additionnée de blancs d’oeufs que l’on prépare en y ajoutant, petit à petit, de la crème fraîche fouettée très ferme, tout en fouettant pour bien mélanger les éléments. On remplit avec cette composition des petits moules perforés, revêtus de mousseline fine que l’on met à égoutter au frais. Au moment de servir, on démoule les crémets sur un compotier ou un plat creux, on les nappe de crème fraîche ».
La spécialité, réalisée à partir de fromage blanc et non plus exclusivement de crème fraîche, s’est donc déjà dévoyée à cette date, pour devenir rapidement un simple fromage blanc de fabrication industrielle, fouetté et nappé de crème, loin de la recette et de la fabrication d’origine. Le véritable crémet est tombé dans l’oubli, comme en témoigne l’Inventaire du patrimoine culinaire des Pays de la Loire publié en 1993, qui part d’une base de… fromage blanc.
Je remercie vivement M. André-Jean Girault, petit-fils de la créatrice des crémets, de m’avoir communiqué les documents en sa possession concernant cette spécialité angevine.