Chronique historique
par Sylvain Bertoldi, conservateur en chef des Archives d'Angers
Vivre à Angers n° 286, janvier 2005
Chapeau melon, gilet blanc, veste redingote, guêtres gris perle, canne, monocle à l’œil, le comte Gautron promenait encore dans les années 1930, sur les boulevards et dans les cafés de la ville, une élégance 1880. Rendu célèbre par ses études sur le serpent de mer, il devient la fable de la société angevine et la mascotte des étudiants.
Son père et son oncle sont négociants en vins et eaux-de-vie en gros quai Ligny, comme l'aïeul l'était à Montreuil-Bellay. Né le 21 octobre 1861, Georges Léon Sigismond Gautron ne montre pas une grande prédisposition pour le travail. Étudiant en droit en 1883 et 1884, il hypothèque une partie de son héritage – une maison rue Thiers en copropriété avec son frère Maurice – pour obtenir un prêt de 4 000 francs, remboursé quatre ans plus tard par un autre emprunt, de 7 000 francs. En 1892, il est condamné à deux nouvelles inscriptions d’hypothèques, au profit d’artisans angevins, un peintre et un commerçant en papiers peints, pour travaux impayés…
Dans les liqueurs
À cette époque, il est probablement employé dans la distillerie-confiserie-chocolaterie de son neveu, Émile Gautron, associé à Fernand Gaucher, 73 rue Saint-Aubin. On le voit déposer différentes marques au greffe du tribunal de commerce, entre 1889 et 1894. L’entreprise profite de sa prétendue parenté, dont il se fait gloire, avec Madeleine Gautron, prieure de la Fidélité de Saumur - qui passe alors pour avoir inventé le guignolet. Le 18 mai 1895, lorsque Georges Gautron dépose la marque de la « Véritable Capucine », il se pare pour la première fois d’un titre de comte qu’il avait réclamé au pape, au motif des fiers services que son arrière-grand-tante avait rendus à l’Église en inventant le guignolet. Sans réponse, il se l’était octroyé après le délai d’un an, suivant l’adage : « Qui ne dit mot consent ». En novembre 1895, il dépose aussi la marque « Lumen et Sanitas », pour une bougie et des huiles minérales parfumées antiseptiques. Apparemment, sa verve inventive s’arrête là, comme sa période « active » : il ne rachète pas l’entreprise Gaucher-Gautron quand elle est cédée en 1898.
Le Grand Serpent de mer
Georges Gautron, d’ailleurs très cultivé, admirateur de Victor Hugo, préfère se tourner vers les lettres et publie en 1904 chez Lachèse et Siraudeau les cent vingt-huit pages de « Vers le mystère, thèse romanesque ». Il y reprend le thème de l’existence du « Grand Serpent de mer » :
« attiré vers ce géant des mers, précisément parce qu’ayant vu de trop près les hommes, et ayant ressenti trop de chagrins auprès d’eux, j'éprouvais infiniment de plaisir à m'occuper des monstres et à choisir parmi eux le plus contesté et le plus redoutable ».
Un seul ouvrage, mais qui fait sa célébrité ! L’association des étudiants angevins lui demande des conférences. Celle du 13 mai 1927 obtient un succès sans précédent. Le sujet - « Le Serpent de mer » - comme la personnalité du comte, suffisent à attirer les auditeurs. À l'issue de la conférence, il exécute un morceau de violon, puis prend la tête du monôme traditionnel.
Humoriste
Membre à vie de l’association des étudiants, il écrit dans leur journal, participe à leurs réunions, même sportives… Mais surtout, à leur demande, il se présente aux élections : législatives en 1928 et 1932, municipales en 1935, où il obtient respectivement 91, 9 et 14 voix. Une candidature qui suscite l’amusement... En 1932, il termine ainsi son programme :
« Je vous apporte trois choses :
1 - Mon désir d'étudier et de traquer, quand il le faudra, les hommes de la nouvelle Chambre
2 - Ma volonté qui n'a jamais su plier
3 - Mon orgueil qui est invincible et qui sera mon marchepied vis-à-vis des mécréants ».
Son tract pour les élections municipales de 1935 est une pièce d'anthologie. Il se définit d’abord comme un communiste-conservateur, communiste, parce qu’il réclame l’extension des libertés communes. « J’ai un programme municipal, écrit-il, et il n’est pas rempli de vieux clichés fielleux et usés comme ceux dont on vous rabat [sic] les oreilles avec un mépris de la démocratie qui ne vous abusera pas ».
Voici quelques-unes de ses mesures phare : internationalisation du cours de la Maine pour permettre aux bateaux de tous les pays de remonter jusqu'à notre port, Anjou-guignolet gratuit et obligatoire, création d'ateliers municipaux pour occuper les chômeurs « dont je connais si bien les besoins », création d’une piscine moderne sous la place du Ralliement, d'une foire permanente au château, réduction des heures de classe - « on en sait toujours assez et on regrette toujours de ne pas avoir assez profité de sa jeunesse ! » , installation d'un casino municipal « dont le produit sera des plus utiles aux finances municipales », droit de vote pour les femmes françaises... Et noblement il signe « Comte Georges Léon Sigismond Gautron, homme de lettres, permanence au café Gasnault, aux heures d'apéritif ».
Cette figure originale de la vie angevine disparaît le 3 janvier 1939.