Chronique historique
par Sylvain Bertoldi, conservateur en chef des Archives d'Angers
Vivre à Angers n° 276, février 2004
Au numéro 1 place du Lycée subsiste le rez-de-chaussée d’une maison qui étonna Angers : la maison dite « orientale », parfois « coloniale », qui devrait plus exactement être appelée « créole », à cause de ses origines. Le rez-de-chaussée seulement, car la maison a été victime des bombardements de 1944. Mais on peut toujours admirer les grands bas-reliefs encadrant la porte et les consoles ornées de singes et de têtes d’éléphants.
L’histoire commence avec Louis-Charles Brochard, né en 1847 dans une famille de sept ou huit enfants, à Joué-Étiau. Vers l’âge de quinze ans, il se rend à Bordeaux pour faire son apprentissage chez un oncle charpentier de marine. Quelques années plus tard, Louis-Charles Brochard embarque pour le Venezuela, où il crée une entreprise d’abattage d’arbres et de charpente. C’est l’aventure à travers les grandes forêts tropicales. Le dictateur Guzman Blanco le charge de construire les premiers ponts en bois sur les affluents de l’Orénoque.
À la Martinique
L’idée d’exporter des bois vers la Martinique, distante de 800 km, conduit notre Angevin à rencontrer le marin Louis Evariste, qui possède une entreprise de cabotage le long des îles de la mer des Caraïbes, puis à faire connaissance de sa fille Marie-Lucile. Séduit par la belle créole, il l’épouse à Fort-de-France le 7 décembre 1878. Le couple vit quelque temps au Vénézuela, puis, peut-être pris du mal du pays, l’Angevin s’en retourne dans son Anjou, avec sa jeune épouse. À quelle date ? On ne sait. En 1885, les listes électorales portent la mention, ajoutée à l’encre rouge : « Louis Brochard, entrepreneur de travaux publics, avenue Moirin, maison Huré ».
Revenu fortune faite, il achète aussitôt un domaine viticole à Martigné-Briand et, le 11 février 1886, le numéro 1 place du Lycée à l’architecte Prosper Lemesle, dont l’épouse, Clémence Mauger, était aussi créole… Contrairement à ce que l’on croyait jusqu’à présent, la maison orientale n’a pas été édifiée en 1872 pour les Lemesle. L’angle de la rue Tarin et de la place, ancien hôtel de Nancy au XVIIIe siècle, a simplement été acheté par Clémence Mauger en 1871. Les origines de propriété données par les actes de mutation ultérieurs mentionnent que la maison du n° 1 a été édifiée par les Brochard, sur un terrain qui comprenait jardin, bâtiments d’habitation et de service, « en mauvais état ». Quant à l’architecte, il reste pour l’instant inconnu. Serait-ce quand même Prosper Lemesle, bien qu’il soit dit « ancien architecte » dans l’acte de 1886 ? La maison est achevée en 1888. Dans ses souvenirs, la petite-fille du commanditaire évoque la date de « 1889 » qui serait inscrite sur le soubassement, près d’un soupirail de cave.
Décor exotique
Quoi qu’il en soit, la conception de cette très originale demeure revient surtout aux Brochard. Toiture en terrasse, bow-windows ornés de vitraux, sculptures exotiques, vestibule au dallage timbré des initiales Brochard et Evariste, têtes d’animaux sauvages sur les barreaux de rampe de l’escalier, parquets de bois précieux, grands panneaux de peintures représentant la rade de Fort-de-France dans le salon : la maison devait rappeler les îles à ses propriétaires, du moins de façon très large, puisque les éléphants des consoles évoquent plutôt l’Asie ou l’Afrique. Le programme décoratif, en tout cas, correspond parfaitement à la mode de l’orientalisme, en pleine vogue à l’époque.
Louis-Charles Brochard disparaît prématurément en 1905, avant le mariage de sa fille Gabrielle, le 1er juin 1908, avec l’entrepreneur Marcel Laigle : événement mondain pour la maison créole, comme le montrent les photographies. La maison devient en 1920 propriété du couple Brochard-Laigle. Les Laigle, venus de Rouen dans les années 1870, avaient repris, et installé au 8 bis boulevard de Saumur (emplacement de l’actuel Colisée, boulevard Foch), un commerce de fer et une fonderie de bronze et de cuivre. Celle-ci est transférée rue de la Madeleine, dans une ancienne usine textile, au début du XXe siècle.
L'inventeur du tourniquet
Marcel Laigle donne un nouveau souffle à l’entreprise en déposant au tribunal de commerce, à partir de 1922, les nombreuses marques de ses inventions dans le domaine de la robinetterie et de l’arrosage automatique. C’est le père du tourniquet, arroseur automatique à jets réglables et orientables qu’il baptiste « Prospérité » ; de « Protée », la lance aux multiples jets sans accessoire ; du jet « Fait-Tou » (sic) pour l’arrosage des jardins ; de « Girator », premier jet articulé destiné au lavage des voitures, universellement repris aujourd’hui. Toutes ces inventions n’avaient qu’un inconvénient : celui d’être inusables !
La santé fragile d’une de ses filles oblige Marcel Laigle à se séparer, en décembre 1924, de la maison créole au profit d’une vaste propriété champêtre, le Val de Maine. Le n° 1 place du Lycée passe alors à l’industriel Jean Roux, puis en 1936 au docteur Meneau. Malgré ces successions, la maison créole garde son décor. C’est la deuxième guerre mondiale qui lui donne le coup fatal, ou peu s’en faut. Des canons de la DCA avaient été installés sur sa terrasse. Cela vaut au quartier un chapelet de bombes, lors du bombardement de la Pentecôte 1944. Un abri est détruit rue Tarin, avec ses occupants, alors que leurs habitations restent intactes… Quant à la maison créole, atteinte de plein fouet, ses murs s’écroulent, laissant apparaître les chambres, encore revêtues des peintures exotiques d’origine. La reconstruction, sur les dommages de guerre, s’est faite dans le style fruste de l’après-guerre.
Je remercie particulièrement M. Maurice pour les documents qu’il m’a communiqués, ainsi que M. Hervé Laigle pour la photographie de 1908.