Chronique historique
par Sylvain Bertoldi, conservateur en chef des Archives d'Angers
Vivre à Angers n° 259, juillet 2002
La place La Rochefoucauld, si utile dans la vie quotidienne de la cité, n’était voici cent trente ans qu’un bras de la Maine. La rivière coulait au pied de l’hôpital Saint-Jean, alimentait le canal des Tanneries et serpentait autour d’îlots de prairies. La plus importante de ces îles, bâtie de longue date, était celle de la Savatte, entre le quai actuel et le boulevard Henri-Arnauld, ouvert à l’emplacement du canal des Tanneries.
À la suite des grandes inondations de 1856, un plan d’exhaussement des « bas quartiers » de la ville est entrepris avec l’aide de l’État. Les premières études pour la rectification du cours de la Maine et le comblement de ses bras multiples remontent à 1861, lorsque les habitants de la Doutre demandent le comblement du canal des Tanneries. Ce nouveau boulevard gagné sur l’eau, on imagine alors le prolonger par un quai jusqu’au pont de la Haute-Chaîne, supprimant ainsi la boire Saint-Jean, entre l’hôpital et l’île Saint-Jean. Bien plus, en 1864, l’architecte de la ville envisage d’édifier un nouveau quartier sur la boire Saint-Jean, à l’image de celui qui venait de naître sur les prés des Luisettes (actuel quartier Thiers-Boisnet). Le projet est adopté par délibération municipale du 30 décembre 1867, mais peu à peu modifié : ouverture d’une place devant l’école des Arts et Métiers (1868), puis, sous la pression des habitants, extension de cette place jusqu’à l’actuelle rue Gay-Lussac (1880) et même jusqu’au pont, au lieu de la lotir (1887).
Cloaque putride
Le remblaiement commence début 1871 devant l’école des Arts et Métiers, à l’emplacement de l’ancien « quai » du Rideau. Le quai des Arts (futur quai Monge), qui doit délimiter le nouveau quartier gagné sur les eaux, est déclaré d’utilité publique le 20 décembre 1873. L’État promet une contribution de 350 000 F. Les travaux débutent à l’automne 1877. Mais les ingénieurs des Ponts et Chaussées ne se préoccupent que de la construction du quai, non des remblais - à la charge de la ville - qui avancent lentement.…, si bien qu’en 1880 le nouveau quai isole complètement la boire Saint-Jean, vite transformée en cloaque putride… Échange de lettres aigres-douces entre l’État et la ville, se rejetant la responsabilité de la situation : « Le directeur de l’école des Arts impute la mort d’un de ses élèves au printemps de 1880 par suite d’une fièvre typhoïde à ce marécage, mais cela n’a rien à voir avec les fièvres paludéennes… » écrit le maire au préfet. En attendant le comblement définitif, des garde-fous de bois sont posés le long de la boire.
Une nouvelle place bien utile
Peu à peu les remblais progressent, à l’aide de déblais de démolitions, ou d’alluvions provenant des lits de la Maine et de la Sarthe. Le quai des Arts est remis à la ville en 1884. Le comblement est, semble-t-il, terminé en 1885. Le conseil municipal dénomme la nouvelle place le 27 juin 1890, en l’honneur du fondateur des écoles d’Arts et Métiers, le duc François de La Rochefoucauld-Liancourt.
Aussitôt ce bel espace rectangulaire démontre toute son utilité : les douze foires mensuelles aux bestiaux, qui se tenaient à Saint-Serge, y sont transférées en avril 1880. Les habitants de la Doutre se plaignaient en 1877 de végéter avec leurs propres forces, dans un quartier privé de tout établissement administratif : ils reçoivent ainsi une modeste compensation. L’extrémité de la vaste place, face à l’hôpital Saint-Jean, est réservé en 1887 pour un square. Il ne voit finalement pas le jour. Restait, vers l’école des Arts et Métiers, une partie triangulaire : on y bâtit un kiosque pour la fanfare de la Doutre en 1892. Les embellissements se complètent de quelques plantations et peut-être d’un abreuvoir pour le bétail. Tout cela disparaît en 1924-1927 dans l’agrandissement des ateliers de l’école des Arts.
Activités en tous genres
La place reçoit son baptême festif avec la fête des Fleurs de 1894, un triomphe : jardin anglais, théâtre avec la célèbre danseuse Loïe Fuller, jeux et musiques de toutes sortes, courses de taureaux, feu d’artifice… Bon nombre de festivités se tiennent désormais sur ce vaste espace si commode, au cœur de la ville. Revues militaires, défilés des sapeurs-pompiers, feux d’artifice du 14 juillet, concours agricoles, expositions, cirques, fêtes de la Mi-Carême, vélodrome démontable du Moto-Vélo-Doutre, congrès eucharistique de 1933 et, plus tard, arrivées du Tour de France… sont à l’aise sur cette place à tout faire ! En 1914, une ambulance anglaise de quarante tentes y soigne ses blessés. La section agricole de la première foire-exposition de l’Anjou s’y installe en 1924, puis l’ensemble de la foire-exposition, de 1936 à 1984. La foire Saint-Martin enfin y élit domicile depuis 1964. Si la place La Rochefoucauld devait écrire ses mémoires, elle aurait beaucoup à dire !