Au rendez-vous des artistes : le café de l'Entr'acte, place du Ralliement

Chronique historique

par Sylvain Bertoldi, conservateur en chef des Archives d'Angers

Vivre à Angers n° 310, mars 2007

« Si vous saviez toutes les personnalités que nous avons reçues, c’est incroyable » se souvient Madame Simone Martin, confiant ses souvenirs à Patrick Oger .

Antoine et Simone Martin, installés à Angers en décembre 1932, font rapidement face à leurs emprunts. L’affaire tourne bien. Les Martin ne prennent jamais de vacances. Leur plaisir, quand il n’y a ni soirées au théâtre, ni banquet, c’est de partir pour Paris après le service du déjeuner et de descendre à chaque fois dans un palace différent. Au Crillon, ils croisent le président Truman et sa suite.

Décor harmonieux

Tous les dix ans, il faut renouveler matériel et décor, tant du café-brasserie que du restaurant. L’année 1953 voit les changements les plus importants. Le Café de la Bourse, acheté à Constant Audrin (frère du négociant en cuirs et crépins, 1 boulevard Descazeaux), est annexé à L’Entr’acte. Tout est refait sous la direction de l’architecte angevin Gabriel Baron : la brasserie du Ralliement et le restaurant, sur la rue Louis-de-Romain. Avec le maître ensemblier parisien Ollivon oeuvrent des entrepreneurs dont la majorité appartient au SCO – Antoine Martin est président des supporters du club – les frères Pichon pour la maçonnerie, la maison Odorico, les Miroiteries de l’Ouest, le ferronnier Stip… Le maître verrier Bordereau crée un ensemble de vitraux évoquant l’Anjou. Celui du restaurant subsiste encore dans l’actuel Entr’acte. Jour de fête, le 5 novembre 1953, pour l’ouverture : « Je l’inaugure, un baiser à l’aimable hôtesse et le bonheur est de ce monde », écrit Eugène Moreau, président de la chambre de commerce et d’industrie, sur le nouveau livre d’or.

Prestigieux clients

De Charles Trénet, qui ouvre le premier livre d’or vers 1939, à Jacques Soustelle, combien de personnalités ont goûté avec délices aux spécialités de la maison ! Aux rillettes et brochet beurre blanc ? Au saumon braisé au champagne ? Aux « crêpes Loïck », du nom du fils des propriétaires, marque déposée en décembre 1936 ?

Les deux livres d’or, prêtés par Mme Martin pour l’exposition « Au Bonheur des Angevins », salle Chemellier, sont couverts des signatures prestigieuses de Claude Farrère, Gaby Morlay, Louison Bobet, Yves Montand, Simone Signoret, Serge Reggiani, Maria Casarès, Jean Marchat, Aldo Ciccolini, Jean Marais, Bernard Blier, Jean Le Poulain, Madeleine Renaud et Jean-Louis Barrault, Roberto Benzi, Hervé Bazin… « Tous les comédiens de l’époque, on les connaissait, se rappelle Mme Martin. Beaucoup sont devenus des amis. Les opérettes duraient cinq semaines à guichet fermé, des cars venaient de partout. C’était noir de monde. Il y avait aussi le festival d’Angers. On avait alors l’autorisation de la nuit ».

 

« En 1939-1940, le gouvernement polonais était replié à Angers. Tous les soirs, on avait les ambassadeurs, en smoking, et leurs épouses en robe longue. On a même eu le président de la Pologne ». Son mari mobilisé, elle reste l’une des seules restauratrices d’Angers. Les Allemands l’obligent à rouvrir son restaurant : du soir au matin, elle doit débiter poulets rôtis, omelettes… « On n’avait pas le temps de manger nous-mêmes, dit-elle, seulement des sandwichs. Cela a duré trois semaines ».

Terminons avec l’étonnement de deux Américains, réfugiés à L’Entr’acte un soir d’hiver pluvieux. Pas le moindre client. Ils demandent timidement ce qu’il est possible de servir. « N’importe quoi », répond Mme Martin. La commande prise, brusquement une sonnette retentit et tout le personnel de la brasserie surgit pour se mettre en place. Deux minutes après, nos deux Américains intrigués voient surgir une foule incroyable, très bien habillée. Il n’y avait plus de places assises ! Dix minutes encore : nouveau coup de sonnette prolongé. Tout le monde veut payer en même temps et disparaît comme par enchantement. Sitôt seuls, les deux Américains avisent Mme Martin. « C’était l’entracte au théâtre », leur dit-elle. La sonnette retentit dans la brasserie quelques minutes avant l’entr’acte officiel, pour que l’on puisse se préparer et aussi quelques minutes avant la fin, pour que les clients aient le temps de payer. « Ils ont ri, dit-elle, tant ils s’étaient posé de questions, et ont trouvé la chose extraordinaire ».

En 1961, les Martin cèdent la brasserie aux vêtements Henri Devred, puis, quelques années ensuite, vendent le restaurant donnant sur la rue Louis-de-Romain.

Je remercie vivement Mme Martin pour ses souvenirs et M. Oger, collectionneur, passionné par l'histoire et les arts, qui les a enregistrés.