Chronique historique
par Sylvain Bertoldi, conservateur en chef des Archives d'Angers
Vivre à Angers n° 267, avril 2003 (mise à jour : avril 2009)
L'eau a toujours joué un grand rôle à Angers. Déjà au Ve siècle avant J.-C., les Andes avaient été attirés par ce site remarquable, combinant fonctions de passage et de défense, sur le dernier promontoire schisteux de l'ouest armoricain, placé entre deux confluents : en amont, celui de la Mayenne et de la Sarthe ; en aval, celui de la Maine et de la Loire.
Dans l'intervalle, sur dix kilomètres, coule la Maine, la plus courte rivière de France. Elle était jadis appelée "rivière de Maienne", du latin Meduana signifiant rivière du milieu. La prononciation angevine en deux syllabes, et non en trois syllabes, a forgé le diminutif "Maine" qui l'emporte sur le nom de "Mayenne" au XVIIe siècle.
La ville s'est installée au coeur de ce réseau hydrographique en étoile. La rivière lui a donné son originalité. Elle a façonné son image. Les constructions se sont naturellement établies le plus à l'abri possible de ses fréquentes inondations car, quoique la Maine soit "resserrée dans son lit sablonneux en été", en hiver elle "s'enfle comme une mer" (Raoul de Diceto, Imagines historiarum, 1152). Les vastes étendues d'amont et d'aval, submersibles pendant plusieurs mois - île Saint-Aubin, parc de Balzac et lac de Maine - sont donc restées vierges de toute construction : des poumons verts pour l'agglomération. Il en résulte ce plan si particulier à Angers, en forme de huit ou de cabestan, étranglé à la hauteur de la Maine, par les rives de laquelle il est si rapide de gagner la campagne.
Maine sauvage
Le lit de la rivière a beaucoup évolué au fil des siècles. Jusque vers 1860, la Maine serpentait entre des îlots de prairies qui la divisaient en plusieurs bras. La plus grande de ces îles, l'île des Carmes (ou de la Savatte), était bâtie. Un seul pont reliait les deux rives : le Grand Pont (pont de Verdun). Entre l'île de la Savatte et la Doutre, le Petit Pont franchissait le bras de Maine dit "canal de la Tannerie", dont l’origine remonterait au détournement de la Maine en 873 pour libérer la ville des Normands. Le pont des Treilles n'était quant à lui qu'un pont de moulins, appartenant, comme les autres îlots en amont, à l'hôpital Saint-Jean. L'inondation de 1663 en emporte une partie. Il ne sera plus rebâti, mais ses ruines ajoutent au pittoresque des rives qui inspirent de nombreux artistes, parmi lesquels Turner en 1826.
C'est seulement à partir des premières décennies du XIXe siècle que l'on s'est vraiment décidé à bâtir des quais, même si les projets en remontaient au moins à 1630. Le quai Royal - entre la place Molière et le pont de Verdun - est d'abord entrepris, puis le quai Ligny à partir de 1831. Deux nouveaux ponts - de la Basse et de la Haute-Chaîne - sont mis en service en 1838 et 1839 pour raccorder d'une rive à l'autre les nouveaux boulevards ouverts sur l'emplacement des fortifications. Leur nom provient des chaînes autrefois tendues en travers de la Maine, pour fermer complètement l'anneau des remparts. Dix ans plus tard, un nouveau quartier est gagné sur l'ancien pré de l'hôpital : les Luisettes (Thiers-Boisnet).
Maine canalisée
La grande métamorphose se poursuit après la terrible inondation de 1856 qui suscite en 1861 un programme d'assainissement et d'exhaussement des "bas quartiers", avec l'aide de l'État pour les deux tiers de la dépense. Il faut vingt ans pour transformer la rive droite. L'île de la Savatte est réunie à la Doutre en 1863-1865 avec les déblais du boulevard Descazeaux, le quai des Carmes bâti en 1872-1878 et son prolongement jusqu'à la Haute-Chaîne achevé en 1883, accompagné du remblai de la boire Saint-Jean pour former la place La Rochefoucauld. Après ces grands aménagements, le tracé de la rivière n'évolue plus de façon fondamentale. Dans le même temps, le remblaiement des prairies Saint-Serge est entrepris pour la construction de la nouvelle gare, inaugurée en 1878. L'opération ne s'achève qu'avec l'ouverture de l'hypermarché Record (actuel Carrefour) en 1969.
Maine active
La Maine, c'était toute une vie qui a disparu avec l'évolution des moyens de transport et des modes de vie. Quelle fébrilité régnait sur le port au bois du quartier Ligny, sur le port aux marchandises du quai de la Poissonnerie ! Le port Ayrault, creusé dans les prairies Saint-Serge en 1556, s'ajoute à ces deux principaux sites. Tonneliers et menuisiers en bateaux travaillaient quai Ligny et en Reculée. Entre 1800 et 1940, on y construisait les bateaux-lavoirs qui faisaient partie du paysage de la Maine, avant l'essor de la machine à laver. Deux nouveaux ports fluviaux sont aménagés au XXe siècle, grâce à des quais insubmersibles : en 1921, quai Gambetta et en 1932, quai Félix-Faure.
Tout le transport des marchandises se faisait par bateau : sel sous l'Ancien Régime, ardoises, toiles, bois, farines, vins, tuffeau, charbon, sable... La rivière était "un chemin qui marchait". En 1822-23, la première ligne de bateaux à vapeur pour voyageurs s'ouvre entre Nantes et Angers. L'escale est au quai Ligny. Le prestigieux hôtel de Londres s'y établit. Là, un bel après-midi de 1834, débarque Victor Hugo. C'est aussi par la Maine qu'arrivent le second fils de Louis-Philippe et son épouse, le duc et la duchesse de Nemours, en 1843.
Maine plaisir
Importante pour les affaires, la Maine ne l'était pas moins pour le plaisir et d'abord pour le plaisir de la baignade. Combien de fois aussi n'a-t-elle pas servi de cadre à d'éblouissants spectacles nocturnes, à des navousels ? L'entrée solennelle des rois et des princes était prétexte à de somptueux spectacles de combats navals. Louvet rapporte dans le détail celui de 1578 donné pour François d'Alençon : "Pour donner du plaisir à M. le duc d'Anjou, fust dressée une forte place en forme d'ung chasteau, sur la rivière, au droict du chasteau, entre les ponts et la Basse-Chaisne…"
Au XIXe siècle, ce sont régates, fêtes vénitiennes et feux d'artifices. En 1877, la Société nautique d'Angers propose une imposante fête vénitienne sur la Maine avec deux cents embarcations décorées et illuminées représentant des tableaux flottants intitulés "féerie navale, le sphinx, navire de Cléopâtre, l'île des fleurs"… Les régates d'Angers Nautique donnaient lieu à grand concours de spectateurs.
Aujourd'hui, le trafic portuaire s'est évanoui. Dernier vestige d'activité économique fluviale en ville, le quai sablier de la cale de la Savatte descend à la Baumette en 1984. Les voies sur berge, établies entre 1971 et 1986, ont "neutralisé" la rive gauche et l'activité nautique s'est déplacée pour l'essentiel en amont et en aval de la ville. Depuis 1974 cependant, la municipalité et la chambre de commerce s'efforcent de revivifier la rive droite et de relancer le tourisme fluvial : la situation d'Angers n'est-elle pas idéale, au confluent de 300 kilomètres de rivières navigables ? Après ces décennies d'indifférence, va-t-on à nouveau regarder la Maine avec les yeux de Chimène ?