Une journée de travail chez le transporteur Courtin

Chronique historique

Souvenirs de Roger Orhon recueillis par Sylvain Bertoldi, conservateur en chef des Archives d'Angers

Vivre à Angers n° 322, mai 2008

La société des Transports René Courtin, fondée à Segré en 1932, s’installe à Angers en 1945, route de Paris. « TRC » avait grande réputation dans le domaine du transport de marchandises. Roger Orhon, embauché comme chauffeur en 1957, nous raconte l’une de ses journées de travail…

“Dans les années cinquante, les transports Courtin ne manquèrent pas d’offrir leurs services aux établissements Bessonneau. Les chargements avaient lieu soit “au Mail”, avec entrée par la rue Louis-Gain, soit à Montrejeau, où se trouvait la câblerie d’acier. Là, sur un vaste terrain, étaient entreposées quantité de bobines en bois - des tourets - où étaient enroulés les câbles d’acier pour expédition.

Pour les empêcher de rouiller, de l’huile était pulvérisée sur ces couronnes entassées sur des petits chariots à plateforme. Un atelier de contrôle prenait des échantillons de chaque couronne. Quand toutes avaient été testées, deux Bessonneau poussaient les chariots jusqu’au cul du camion et, prenant les couronnes à la main, les balançaient dans le camion où on était seul pour les reprendre et les positionner à plat à l’avant en les croisant pour faire une rangée bien stable.

Il nous fallait calculer la hauteur de chaque rangée pour répartir la charge dans la semi-remorque sans qu’on sache très bien le nombre de couronnes que l’on devait charger. C’était lourd, environ vingt kg. Bien huilées, elles glissaient des mains et il fallait faire très attention à la section de rupture du fil. Pointu comme une aiguille, il pouvait vous perforer une main. Bien sûr, on n’avait pas de gants.

 

Charger, recharger...

À la fin, on essayait de se nettoyer les mains graisseuses à un petit robinet le long du mur extérieur avec une poignée de sable pour enlever la graisse. Le travail du chargement était harassant. Aussi, on s’arrêtait en revenant, après le pont du chemin de fer, pour boire un pot au café Jolivet, tenu par la femme du transporteur. De retour chez Courtin, il fallait aller voir le directeur Jélazsko et, une fois sur deux au moins, il disait : “Bon, vois-tu, il faut que tu ailles le plus vite possible charger des bouteilles à la Verrerie de l’Anjou , ils t’attendent. Tu vas reculer la semi-remorque au quai dans la cour et tu vas vider ton chargement, car je n’ai plus de semi-remorque vide.”

Bon Dieu, il fallait reprendre ce chargement à la main et le vider couronne par couronne, vingt tonnes, et les entreposer bien rangées sur le quai. Il y en avait pour deux heures. Parfois Jélazsko envoyait en renfort un mécano ou un manoeuvre qui traînait par là, non pas pour me soulager, mais pour que je sois assez tôt pour charger les bouteilles à la verrerie. Je me positionnais près d’un tas de bouteilles dans la cour de la verrerie, et deux employés me passaient les “fardeaux” : seize bouteilles attachées tête-bêche par deux fils de fer. Ça allait assez vite et le chargement complet ne dépassait pas les cinq à six tonnes en raison du volume.

En sortant, je prenais un pot au café de l’avenue Joxé, juste en face du chemin de la verrerie. Il était déjà neuf heures du soir (les employés de la verrerie travaillaient en deux huit). Rentré au garage, j’allais voir les instructions au bureau. Il n’y avait plus d’employés, juste le veilleur de nuit. Il me tendait le papier d’instruction laissé par Jélazsko. “Orhon, tu pars ce soir avec Chauveau sur le tracteur n° X. Il revient de Cholet à vide. Vous chargerez le Bessonneau qui est sur le quai avant de partir pour livrer à La Plaine-Saint-Denis.”

 

Conduite à deux

J’avais faim. Je disais au veilleur : “Vous direz à Chauveau s’il arrive que je suis parti manger chez moi, mais que je n’en ai pas pour plus d’une heure.”
J’enfourchais mon vélo et je me rendais à la maison. On habitait un meublé rue de Charnacé, une pièce et une petite cuisine au premier étage, sans eau. Je disais à ma femme : “Je mange vite fait. Je repars ce soir.” Et une demi-heure après, je repartais.

Chauveau avait reculé la semi-remorque au quai et commencé à charger les bobines. Lui avait mangé au restaurant à Beaulieu en passant. Il nous fallait encore deux heures de manutention pour recharger nos couronnes d’acier graissées à la faible lueur du néon qui éclairait le hangar. On se lavait dans les lavabos-douches de chez Courtin avant de partir.
Chauveau signait le départ, il était 11 heures 45 du soir. Le veilleur nous souhaitait bonne route. J’avais dit au cours du chargement le travail fait dans la journée. Aussi Gaston Chauveau me disait : “Mets-toi à dormir dans la couchette. Je te réveillerai si ça me tire.”

Il n’était pas rendu à Pellouailles que déjà je dormais comme une masse. Il me réveillait à la fourche après Nogent-le-Rotrou. Il était trois heures du matin. Je pouvais prendre le volant pour “tirer” jusqu’à La Plaine-Saint-Denis. À cette heure-là, je ne manquerais pas d’être inclus dans le flot de circulation dès que je déboucherais du tunnel de Saint-Cloud, mais j’étais aussi certain que Gaston s’occuperait du déchargement et me laisserait dormir encore un peu pendant ce temps-là. Partage de la peine et de la camaraderie.”