Les gens de Ligny

Chronique historique

par Sylvain Bertoldi, conservateur en chef des Archives d'Angers

Vivre à Angers n° 343, mai 2010

Il y avait autrefois dans la ville de multiples petits quartiers qui vivaient comme des villages. Le quai Ligny était l’un des plus caractéristiques : c’était le principal port d’Angers, port au bois - d’où son nom - et plus généralement pour tous matériaux. Dans un article dédié au sculpteur Georges Saulo, F. Vironier décrit fort bien « les gens de Ligny », vers 1820, avant la construction du quai (L’Éventail, n° 15, saison 1897-1898).

 


« Ainsi nommait-on autrefois les habitants de la rue du Port-Ligny, de ce quartier si pittoresque où se trouvaient réunies les familles de pêcheurs et de marchands de poissons, alors que de pleines gabarres apportaient les huîtres à Angers à certaines époques et aussi la marée et les sardines, avant que la vapeur nous ait accoutumés à de quotidiens arrivages.

Les gens de Ligny étaient de très braves gens ; ils constituaient entre eux comme une grande et même famille, et les vieux, dont les sages conseils étaient fort appréciés, faisaient la pluie et le beau temps. Pas de danger, à cet heureux temps, dans cet heureux quartier, qu’une fille se soit laissée conter fleurette par un gars de la ville ! Pas de danger, à plus forte raison, qu’elle ait jeté son bonnet par-dessus les moulins, elle eût été montrée au doigt et impitoyablement répudiée. On tenait à l’honneur du Port-Ligny […].

Quelqu’un tombait-il en misère, un malheureux enfant restait-il sans père ni mère, c’est à qui venait au-devant des besogneux, et les petits orphelins voyaient devant eux s’ouvrir tant de portes qu’ils n’avaient que l’embarras du choix et rencontraient grand ouvrage pour pouvoir remercier tout le monde.
Et quand quelqu’un du port avait tourné de l’oeil, on organisait la veillée du mort. Si, comme de nos jours, le cercueil ne disparaissait pas sous des montagnes de couronnes et de fleurs, du moins personne ne manquait à l’appel pour suivre celui-là à sa dernière demeure ; hommes, femmes, enfants, tout le monde du port suivait l’ami qui s’en allait.

 

 

Les femmes d’alors se reconnaissaient à leurs mouchoirs hauts de tons, à leur coiffe que rappellent trop coquettement celles des Ponts-de-Céaises, à leurs longs pendants d’oreilles et à leurs belles croix d’or avec pendeloques à l’extrémité des bras, qu’elles avaient au cou. Les hommes portaient communément la blouse bleue et le large chapeau, genre breton.
Dans ce temps-là, l’eau, du mauvais cidre ou de la boisson de cormes* étaient le breuvage ordinaire, ce qui ne veut pas dire que les gens du port crachaient sur le bon vin de la treille, oh non ! Le vin nouveau leur était très régulièrement annoncé - comme par toute la ville - par un crieur public qui sur un rythme original - et que nous avons encore parfois tintant dans l’oreille - criait plutôt qu’il ne chantait : C’est du bon, c’est du nouveau. […]

Les gens du Port-Ligny ont changé considérablement leur allure ; ce ne sont plus les mêmes moeurs en ce quartier qui s’est modernisé, et puis on est venu là de partout un peu ; il n’y est plus de ces familles ancestrales, cette suite de gens au même nom susceptibles de garder les anciennes traditions.

 

 

 

Des notabilités d’à présent, tenant le haut du pavé, riches de grandes fortunes et de beaucoup d’honneurs, sont les petits-fils ou les arrière-petits-fils de ces gens du port, et les aïeules de ceux-là - nous ne voulons citer personne - chaque matin se mettaient en route avec des sardines reposant sur des feuilles de fougères, et parcouraient la ville en criant : « À la sardine fraîche, à la fraîche ». Et dans ce temps-là on avait une douzaine de belles fraîches pour trois ou quatre sous. Fallait-il trimer pour arriver à nourrir la nichée, alors que de son côté l’homme gagnait à la pêche, ou au sable dix-huit à vingt sous par jour ! Quelques-uns travaillaient aux carrières, et il n’y avait pas de tramway alors.

Ah ! nous les aimions bien, les gens du port, autour desquels, du reste, courent encore nos souvenirs d’enfance, les braves gens au coeur si généreux et si âpres à la besogne, mais leur type a disparu. Nous saluons leur mémoire avec vénération.

C’est de Ligny que vous êtes sorti, mon cher Saulo, […] et vous avez tenu à caresser de votre burin des êtres chers, derniers survivants de cette belle génération qui, […] rappellent à la postérité la noblesse de caractère, l’énergie en même temps que la bonté qui étaient la caractéristique des gens de Ligny […].

Le quai s’est bâti, la vapeur est venue, le mauvais souffle a passé et la physionomie du port Ligny s’est peu à peu métamorphosée, évanouie ; quelques vieilles maisons de ce temps-là sont demeurées pantelantes, délabrées ; la petite source du rocher sur lequel est assis le Bout-du-Monde coule toujours, claire et limpide, mais son eau si bienfaisante n’a plus sa réputation d’alors : elle guérissait comme par enchantement les maux d’yeux. […]"

 

 

* Boisson encore en usage dans quelques campagnes du grand Ouest vers 1950, faite avec les fruits du cormier (ou sorbier domestique), apparentés aux pommes et aux poires.