Le mystère Eça de Queiros

Chronique historique

par Sylvain Bertoldi, conservateur en chef des Archives d'Angers

Vivre à Angers n° 316, octobre 2007

Diplomate, José Maria Eça de Queiros (1845-1900) avait surtout la passion de l’écriture. « Raconter des histoires, disait-il, est une des plus belles occupations humaines ». Valéry Larbaud, Borges le tenaient pour l’un des plus grands romanciers de son siècle. Dans son pays, il est considéré comme le troisième homme de la trinité du panthéon littéraire national, avec Camoes et Pessoa. Or, le maître du roman moderne portugais a fait de fréquents séjours à… Angers , de 1879 à 1884.


Fruit d’amours illégitimes, la naissance de José Maria est soigneusement cachée à Povoa de Varzim, port de pêche situé à trente kilomètres au nord de Porto. Élevé loin de ses parents qui, finalement, se sont mariés, puis reçu en cachette dans sa famille lorsqu’il est en pension au collège de Porto, il aiguisera plus tard sa plume contre une bourgeoisie et un clergé hypocrites, qui songent seulement à préserver une honorabilité de façade.

Tout en préparant le concours ouvert par le ministère des Affaires étrangères pour entrer dans la diplomatie, il entame dès 1870 une carrière autrement brillante, celle de maître du nouveau roman portugais, prônant le réalisme en réaction contre le romantisme. Son premier roman en 1876 - Le Crime du padre Amaro - passe inaperçu. Deux ans plus tard, le succès du Cousin Bazilio lui donne des ailes. Il déploie alors une énorme activité créatrice, donne une nouvelle version du Crime du padre Amaro, écrit de multiples chroniques… Dans ses oeuvres, on décèle son admiration pour Flaubert et Zola, mais le style en est très personnel. Entre tous, Eça de Queiros possède le secret de « faire vivant ». Zola, après l’avoir rencontré à Paris en 1885, déclare l’estimer au-dessus de Flaubert, « qui avait pourtant été son maître ».

Un maître de l’écriture

Consul à Newcastle et à Bristol de 1874 à 1888, le climat de l’Angleterre, dont il se plaint dans ses lettres, l’amène à séjourner en France, à Dinan, en juin 1878 et en juillet de l’année suivante. Et voici qu’en octobre 1879 sa correspondance est datée d’Angers. Eça est à l’hôtel du Cheval-Blanc, 12 rue Saint-Aubin, le plus « aristocratique » de la ville, signalé dans tous les guides, renommé pour sa cuisine. Vieil établissement fondé au XVe siècle, il a hébergé toutes les notabilités en visite dans la capitale de l’Anjou. Si Madame de Sévigné a préféré en 1684, quoi qu’on en ait écrit, loger chez son ami l’évêque d’Angers Henri Arnauld, Buffon est descendu au Cheval-Blanc en 1730, comme le philanthrope François de La Rochefoucauld en 1783.

Au moment où Eça de Queiros y séjourne, l’hôtel est flambant neuf de sa reconstruction en 1855-1856. Démolis les vieux pans de bois du Moyen Âge, il présente désormais aux regards sa façade cossue à neuf fenêtres et large porche que l’immeuble - découpé en appartements privés après la fermeture de l’hôtel en décembre 1954 - conserve toujours. Les visiteurs illustres s’y pressent d’autant plus qu’il appartient à Alexandre Bahuet, dit Breton, dont le fils Jules est directeur du théâtre d’Angers. La commission artistique de la Société des concerts populaires s’y réunit. Les compositeurs invités par la société y logent, comme Massenet en mars 1885, lors de la création à Angers de son opéra-comique Manon.

Attiré par Angers ?

Eça de Queiros devait donc s’y trouver en fort bonne compagnie, mais cela ne peut expliquer ses séjours angevins fréquents et prolongés, à l’automne 1879, en janvier 1880, puis en juin-juillet de la même année, à nouveau en mai-juin 1882 et de mars à mai 1884. Telles sont les dates identifiées avec certitude, dans l’état actuel des recherches.

Et pourquoi avoir choisi Angers, tellement à l’écart de ses circuits habituels ? Ce n’est pas vraiment pour la douceur du climat, alors que l’hiver 1879-1880 est l’un des plus rigoureux du siècle, avec des gelées presque continuelles en décembre et janvier. Pour l’agrément de la ville ? Angers n’a qu’une importance moyenne, avec 68 049 habitants au recensement de 1881. Le guide Joanne de 1868 vante certes sa métamorphose : elle a troqué ses vieux habits de schiste noir contre le blanc tuffeau de ses « boulevards bordés d’élégantes maisons ». Il n’en reste pas moins qu’en 1879 encore, au moment où Eça de Queiros découvre Angers, le centre de la ville est un gigantesque chantier, de part et d’autre de la place du Ralliement, inachevée.

Qu’est-ce donc qui a poussé le consul-écrivain à y résider ? À y écrire une partie de son conte fantastique Le Mandarin, daté d’« Angers, juin 1880 », sorte de roman-fable qui développe brillamment le paradoxe du mandarin  ». À y préparer intensément son grand ouvrage, Les Maia, portrait profond et fin de la société portugaise publié en 1888.

 

La "Belle Angevine"

La réponse à cette question pourrait tenir en quatre clichés, découverts dans ses archives personnelles . Signés d’un des plus célèbres photographes angevins d’alors, Eugène Maunoury, qui avait fait construire 41 rue des Lices un hôtel particulier spécialement conçu pour l’exercice de son métier, ils représentent une femme jeune, distinguée et élégante, seule ou en compagnie d’Eça de Queiros et de son frère Alberto. Sur l’un d’eux, elle tient bien en évidence une lettre. Témoignage de la correspondance nourrie que lui adressait l’écrivain ? Et aucune identification, aucune allusion dans la correspondance conservée, rien qui permette d’identifier cette « Belle Angevine »… Qui lèvera le voile ?

Une lettre datée du 26 mai 1884 clôt la série des correspondances angevines de l’écrivain. Il ne reviendra plus dans « sa » ville. En février 1886, il épouse la soeur d’un de ses meilleurs amis.