La tour à plomb du quartier Saint-Serge

Chronique historique

par Sylvain Bertoldi, conservateur en chef des Archives d'Angers

Vivre à Angers n° 292, juillet 2005

Rue des Fours-à-Chaux, à l’emplacement de la Coopérative agricole du Val de Loire (CAVAL), s’élevait la tour à plomb pour la fabrication des plombs de chasse. Il y avait dans ce secteur une concentration industrielle importante, puisque l’on y trouvait aussi les grands moulins d’Angers et les fours à chaux.

La première fabrique de plombs de chasse est installée à la tour Saint-Aubin, de 1822 à 1904. Elle a deux concurrentes : l’une pendant deux ans (1842-1844), à l’extrémité de la promenade du Bout-du-Monde, et la seconde, d’une plus grande longévité, à la Roche-de-Mûrs. On le voit par ces diverses installations, la fabrication nécessite de l’élévation. Précipitées du sommet, les fines gouttelettes de plomb tombent sur une hauteur de 30 à 40 mètres et finissent leur course dans un bac d’eau de refroidissement.

Le plomb TSA

Très vite une famille attache son nom à cette industrie : les Laumonier . Louis (1821-1890) avait créé une fabrique d’allumettes, rue des Fours-à-Chaux, mais s’était aussi associé, en 1854, à Jean Cholet, le fabricant de plombs de chasse de la tour Saint-Aubin, à qui il rachète l’entreprise en 1860. En 1903, celle-ci est florissante, au point de ne pouvoir suffire à toutes les commandes. Elle fournit principalement l’Ouest et la côte de Nantes à Bordeaux. La matière première vient d’Espagne et d’Amérique. « Le plomb de la tour Saint-Aubin (marque TSA), grâce à son outillage, a sur le marché une supériorité reconnue qui se traduit par un prix de vente plus élevé que celui de ses concurrents. Tous les triages se font à l’électricité qui actionne aussi l’ascenseur » (Congrès pour l’avancement des sciences).

Mais la tour Saint-Aubin est classée monument historique depuis 1862 et, pour permettre à l’État d’en achever la restauration, la ville donne congé au locataire : Alphonse-Louis Laumonier, dit Louis (1857-1930), est prié de quitter les lieux pour février 1905. Il rapatrie son affaire dans l’ancienne manufacture d’allumettes, 5 rue des Fours-à-Chaux, fermée depuis que l’État s’est attribué le monopole de la fabrication. L’architecte A. Maillard dresse les plans de la nouvelle tour, achevée pour le gros œuvre en décembre 1904.

« Les forges de Vulcain »

On a écrit couramment que la tour à plomb avait 45 m de hauteur. Elle était en fait moins élevée, 38 mètres ou 37,09 d’après une contestation entre l’architecte et l’entrepreneur  ! Les premiers feux sont allumés dans l’atelier de fonderie du dernier étage vers la fin avril 1905. Ce n’est pas une sinécure, d’après les souvenirs de l’un des derniers fondeurs, Georges Martineau, donnés au Courrier de l’Ouest en 1984. Il faut commencer à 4 h 30, en faisant un feu d’enfer sous un grand chaudron qui peut contenir une tonne de plomb. Le monte-charge hisse bois et plomb en saumons (lingots) au quatrième étage. Les saumons, de 50 kg, viennent de la Société minière métallurgique Penarroya. Du plomb de récupération (tuyauterie) est aussi utilisé. La fusion se fait à 300° environ. Imaginons la température en haut de la tour… Le plomb vire au blanc, puis au bleu. On y ajoute alors de l’antimoine pour le durcir, puis de l’arsenic en poudre. Alors, à la louche, les ouvriers versent le plomb à travers les passoires correspondant à la grosseur voulue. Douze diamètres au total. « Nous chargions six tonnes de plomb chaque jour, à la louche. Il fallait avoir les bras et les reins solides ».

L'armurier Cozenot, principal client à Angers


Ce n’est pas tout. Après triage sur un système de planche, malaxage dans un tonneau avec du graphite pour leur donner du brillant, vient la mise en sac. Plombs doux, durci, cubique, chevrotines de précision… À Angers, le client le plus important de la marque « TSA », conservée malgré le déménagement, est l’armurier Cozenot, rue Voltaire. L’entreprise connaît peu de changements au cours du XXe siècle. En 1926, Pierre Laumonier (1903-1980) reprend l’affaire à la demande de son père et s’associe avec Paul Platier. Dans l’entre-deux-guerres, la société ajoute à ses activités une fabrique de poterie d’étain, surtout pour produire des seringues à bestiaux. Dans les années cinquante et soixante, les plombs spéciaux sont fabriqués à Angoulême.

La tour à plomb cesse son activité en 1972. Les héritiers de Pierre Laumonier la vendent en 1981 à la CAVAL qui souhaite y établir son nouveau siège social, en faisant table rase. Interviennent alors Philippe Cayla, professeur de géographie à l'université et Étienne Charasson, architecte, qui viennent tout juste de fonder l'association de préfiguration pour un écomusée de l'Anjou. La tour est un témoignage industriel peu courant. Ce serait un point de départ excellent pour l’écomusée qu’ils projettent d’ouvrir. La démolition est cependant fixée au 14 juin 1984. Coup de théâtre : le 13 juin, les défenseurs du patrimoine industriel réussissent à arracher au ministre de la Culture, Jack Lang, une instance de classement. Joie de courte durée. Le ministre annonce début juillet que la tour pourra être démolie : une tour identique sera conservée en Loire-Atlantique… Et la tour de s’écrouler le 24 juillet 1984. La tour à plomb de Couëron, à l’ouest de Nantes, est aujourd’hui l’une des rares qui subsistent en France.

Je remercie très vivement Mme Catherine Huault-Dupuy, née Laumonier, pour les précieux renseignements qu'elle m'a apportés, ainsi que M. Philippe Cayla, pour son reportage sur la tour à plomb en 1984.