L'île des Carmes, première zone industrielle d'Angers

Chronique historique

par Sylvain Bertoldi, conservateur en chef des Archives d'Angers

Vivre à Angers n° 300, avril 2006

La Doutre, quartier outre Maine, concentre les premières usines de l’industrie naissante aux XVIIIe-XIXe siècles, et plus spécialement l’île des Carmes, rattachée à la rive droite en 1866 par les boulevards Henri-Arnauld et du Ronceray.

Déjà une raffinerie de sucre de canne y fonctionne depuis les années 1670. La vente des biens nationaux ecclésiastiques en 1790-1791 offre de vastes bâtiments aux entrepreneurs, ce que traduit bien la voirie en 1792 : la petite rue longeant l’église des Carmes, jusqu’à la rue Grenetière, est dénommée rue Filature et la rue des Carmes, rue Mécanique.

Le quartier le plus industriel

L’île offre à cette époque tout ce que recherchent les industriels. Elle se trouve placée au noeud des communications terrestres et fluviales, sur l’unique pont de la ville, par où passent toutes les routes royales et départementales, et au débouché des rivières navigables du Loir, de la Sarthe et de la Mayenne. À une époque où la navigation constitue le moyen de transport principal, avoir un débouché direct sur la Maine est un avantage appréciable.

En 1834, l’industriel Pierre-Constant Guillory, fondateur de la Société industrielle d’Angers et de Maine-et-Loire, vante cette position « extrêmement favorable » qui fait de l’île « le quartier le plus industriel de la ville » (Notice sur l’établissement industriel de M. Guillory aîné, d’Angers, composé de sucrerie indigène, raffinerie, distillerie et féculerie, Angers, Ernest Lesourd, 1834). « Outre ses deux superbes minoteries, poursuit-il, l’une avec huilerie et l’autre avec filature de laine, mues par la vapeur, cette île, qui n’a que quatre cents mètres de longueur, possède trois filatures de coton, dont l’une mise en mouvement par la vapeur ; trois brasseries de bière, une salpêtrerie, une raffinerie de sucre, des ateliers de mécanique […] ; des fabriques de chapeaux de soie et de feutre ; des entrepôts […], un établissement de bains publics qui complètent […], avec la sucrerie-raffinerie, le tableau industriel de l’île d’Angers, dont la population est considérable, en proportion de son étendue ».

Les superbes minoteries évoquées sont celles des associés Cesbron, Foucault et Moreau-Maugars, rue Grenetière et de Julien-Alexis Oriolle, rue Beaurepaire. Cette dernière aura une longue filiation jusqu’à la filature Buirette et Gaulard, rue de la Brisepotière. Pour le coton, la filature d’Aimé Renault, dans l’ancien couvent des Carmes, est la plus moderne. On la retrouve avant 1914 en Reculée, chemin de Bellefontaine. Les brasseries se trouvaient rue Grenetière, de même que la salpêtrerie de Leterme-Saulnier, tandis que la raffinerie de sucre Radigon et Guérin, transformée en savonnerie en 1844, se situait rue Beaurepaire. 

Première raffinerie de sucre de betteraves

Guillory lui-même ouvre une sucrerie en 1828. Mais celle-ci, placée en proue de l’île, rue du Rideau, face à l’école royale des Arts et Métiers, raffine les betteraves et non la canne à sucre. Il y introduit les derniers perfectionnements de cette nouvelle industrie et l’améliore avec les conseils du célèbre agronome lorrain Mathieu de Dombasle. « Il a établi une fabrique modèle de sucre de betteraves afin d’introduire cette nouvelle industrie dans son département, écrit le président de la Société industrielle de Mulhouse à propos de Guillory. J’ai été à même d’étudier l’organisation de son établissement. C’est un vrai modèle à suivre » (Bulletin de la Société industrielle de Mulhouse, tome 3). Malheureusement, la mauvaise santé de Guillory le contraint à abandonner son exploitation en 1835 et à louer les bâtiments au « mécanicien » Christophe Bérendorf en 1836 : début d’une entreprise de fonderie et de construction de machines qui sera prospère jusque dans les années 1920, sous le nom de Laboulais.

Polyvalence

L’apparition des machines à vapeur hérisse l’île de hautes cheminées. La nouvelle source d’énergie donne naissance à des activités très diverses au sein d’une même entreprise, pour profiter au maximum des possibilités qu’elle offre. La spécialisation ne vient que plus tard. Ainsi, l’établissement de Cesbron, Foucault et Moreau-Maugars, près du grand pont, combine-t-il en 1831 huilerie, minoterie, filature de laine et scierie de bois de placage. La filature emploie 72 ouvriers, le moulin en compte une douzaine. La fabrique de sacs de farine occupe plus de 130 personnes.

Cette polyvalence industrielle s’éteint peu à peu au Second Empire. L’estimation, en 1864, des immeubles Saillant, qui s’effacent après 1870 devant le quai des Carmes, fait encore apparaître trois industries pour un seul établissement : une distillerie en pleine activité, une minoterie produisant peu et « une brasserie ne fonctionnant plus qu’accidentellement ». Le développement et la spécialisation, de même que l’urbanisation du quartier conduisent les entreprises à émigrer peu à peu pour trouver ailleurs de plus vastes terrains, du côté de l’abattoir, vers Reculée ou au nord-est de la ville : début du déplacement des industries du centre vers la périphérie de la ville, par anneaux concentriques progressifs.