L'Alcazar

Chronique historique

par Sylvain Bertoldi, conservateur en chef des Archives d'Angers

Vivre à Angers n° 327, novembre 2008

Six bustes de femme, six sourires aguichent le passant 38 rue Saint-Laud, à l’angle de la rue Claveau : un décor approprié pour le célèbre établissement de divertissement angevin, l’Alcazar, tour à tour - et tout à la fois - caf’conc’, music-hall, cinéma et dancing…

La mode des cafés-concerts, née à Paris au XVIIIe siècle, gagne toute la province à partir du Second Empire. L’Alcazar de Marseille, ouvert en 1857, est l’un des plus importants avec ceux de Lyon et de Saint-Étienne. Les Angevins quant à eux se distraient dans les Tivoli et autres Élysée, mais ce sont des caf’conc’ d’été dans la verdure, qui donnent surtout concerts et bals.

Ouverture en décembre 1892

Les premiers Alcazars d’hiver, en ville, apparaissent dans les années 1860, comme celui de Paul Serin, les Bouffes Angevins. Celui de la rue Saint-Laud, spécialement conçu à cet usage, orné de grandes portes en bois découpé de style mauresque, ouvre le 3 décembre 1892. L’enseigne « Alcazar » évoque un palais chez les Arabes. Par extension, elle a été donnée aux cafés-concerts, dont l’ornementation rappelait celle des bâtiments arabes.

Après des débuts difficiles, l’Alcazar angevin entame une heureuse carrière de 1894 à 1907, avec Berthe Bourteau. Tous les éléments du caf’conc’ et du music-hall y sont réunis : diseurs à voix, chanteurs de genre et de romances, fines diseuses spécialisées dans le vaudeville et l’opérette, gommeuses (chanteuses réalistes), mais aussi acrobates, illusionnistes, danseuses… Un orchestre spécial lui est attaché, sous la direction du très apprécié Ben.

Femmes et fleurs

L’affaire prospère si bien que l’établissement est reconstruit dans le style le plus nouveau : les deux belles façades en tuffeau de l’architecte Gaston Réchin sont largement percées de baies Modern Style et de bow-windows à vitraux. Tournesols, roses, feuilles de marronnier, toute une flore due au talent de Louis André, patron de la fabrique de meubles bien connue, s’épanouit entre les ouvertures. Couronnement magistral, des bustes de femmes nues, oeuvre de Maurice Legendre, regardent le passant. Pour le grand jour de l’inauguration, le 30 janvier 1902, la salle est comble, archicomble. Éclairage électrique, plafonds lumineux d’un genre inconnu, troupe impeccable : le concert de louanges est unanime !

 

Spectacles et artistes se succèdent dans une grande variété, venant de l’Olympia ou du Casino de Paris, des Folies-Bergères ou de l’Alhambra de Londres… Nini Patte-en-l’Air, la célèbre danseuse du Moulin Rouge, est venue à plusieurs reprises danser le french-cancan dans la ville où vivait sa soeur, blanchisseuse et son oncle, le père Trovalet, qui tenait une auberge sur les rives de la Sarthe, à l'île d'Amour. A l'Alcazar aussi, un certain Ferdinand Niquet, organiste à la Trinité, fait ses débuts de chansonnier-compositeur. Il trouve à Paris le succès sous le pseudonyme de Léo Daniderff, en particulier avec sa chanson célèbre : Je cherche après Titine. Mais avec les opérettes, ce sont les exercices les plus périlleux que préfère le public angevin : « le Cercle de la mort », donné du 1er au 5 août 1903, doit être prolongé jusqu’au 16 août.

La difficulté était grande de tenir un tel établissement sur le long terme et Berthe Bourteau doit en cesser l’exploitation en 1907. L’Alcazar ouvre de nouveau, sous le nom d’Eldorado, le 25 septembre 1908, avec Paul Loos, qui, en 1913, défraie la chronique en tentant de tuer son amie, la danseuse dite « Capri ». Directeur sans le sou, il avait dû quitter Angers dès 1910 et laisser la place à Louis Glévéo.

Dancing

La Première Guerre mondiale ferme l’établissement, mais le cinéma le sauve en 1916 : c’est désormais le Victoria, puis Select Cinéma. Paul Besançon, arrivé en octobre 1922 de Lyon où il exploitait un dancing, a l’idée qui va stabiliser l’affaire : la transformer en dancing, au moment où le jazz se diffuse. Au Select Dancing, on écoute « The four happiest Charleston’s band » tout en soupant, car un restaurant y est désormais attaché. Toutes les publicités insistent sur le « bar américain ». Des attractions de music-hall s’y déroulent encore, surtout en fin d’année. Albert Moreau, propriétaire de 1926 à 1940, renouvelle l’image du lieu. Il commande à l’architecte André Mornet d’importantes transformations en 1933 : suppression de l’ancien promenoir, démolition des bow-windows Art nouveau pour assagir l’allure générale de l’édifice. Le Select Dancing mérite certainement son nom et l’affiche demandée en 1926 à Jean-Adrien Mercier y contribue, avec ses deux danseurs chics.

Après une période de sommeil, où le dancing se fait aussi PMU, Jean Blanvilain , ancien chef barman du Welcome, et son épouse réveillent la belle au bois dormant (juillet 1962-juillet 1984). Le Select fait peau neuve : nouveau décor, nouveaux noms, le Boléro (nom d’une danse espagnole), puis le King Club à partir du 15 décembre 1967. Nouveau décor encore en 1969 : dans une ambiance bleue, les danseurs évoluent sur une piste en inox. On y trouve parfois des célébrités, comme Johnny Hallyday, de passage après un spectacle au théâtre…

Grâce à son impresario parisien, Jean Blanvilain renoue avec le music-hall : le chanteur Mouloudji ; Jean Valton, le fameux chansonnier et imitateur des voix de Georges Brassens, Darry Cowl et Pierre Fresnay ; Frédéric Dial ; Hugues Aufray ; Georgette Lemaire s’y font entendre entre 1963 et 1966. Il y avait accord avec Michel Ottavi, qui lui aussi donnait des spectacles de music-hall au cinéma des Variétés, pour éviter la concurrence. Depuis 1984 et sa vente aux actuels propriétaires, le King Club a repris l’enseigne de Boléro. Un boléro perpétuel à trois temps, mais sur un autre tempo…

(mise à jour : 8 janvier 2021)