Chronique historique
par Sylvain Bertoldi, conservateur en chef des Archives d'Angers
Vivre à Angers n° 152, janvier 1992
Le premier développement d'Angers ignore la vaste prairie située au nord-est du noyau primitif d'Angers. Vers 650-660 seulement, une abbaye y est fondée par le roi mérovingien Clovis II et son fils Thierry. L'endroit va devenir un bourg monastique. Il met longtemps à se développer, à la différence des bourgs du Ronceray d'où naquit la Doutre ou de Saint-Aubin, tous deux déjà englobés dans la muraille de saint Louis au XIIIe siècle. Jamais non plus il ne put rivaliser avec les deux populeux faubourgs Saint-Michel et Bressigny. C'est seulement au XIXe siècle que le quartier se modèle petit à petit, autour de ses usines.
La vie religieuse
Hors les murs durant toute son histoire, l'abbaye Saint-Serge est celle qui souffre le plus des invasions. Au moment où Angers semble encore épargnée par les incursions normandes, le duc de Bretagne met à l'abri les reliques de saint Brieuc à l'abbaye. Dans les années suivantes cependant, elle est ravagée à plusieurs reprises par les Normands, puis par l'armée de Charles le Chauve dans ses opérations de reprise de la ville tombée aux mains des envahisseurs (873).
Le XIe siècle est pour l'abbaye, comme pour beaucoup d'autres alors, une période redressement. L'évêque d'Angers Rainaud y introduit des moines bénédictins vers l'an 1000. Saint-Serge devient l'une des quatre importantes abbayes bénédictines d'Angers. Elle doit surtout son développement à deux grands noms de l'histoire religieuse de la région : Hubert de Vendôme et l'abbé Vulgrin.
Le premier, évêque d'Angers, lui prodigue ses faveurs, lui assure des revenus : une prébende de la cathédrale, les églises paroissiales Saint-Samson et Saint-Michel-du-Tertre, des biens autour de la place des Halles (place Imbach). Pour finir, il s'y fait inhumer (1047).
Vers 1036-1040, Hubert de Vendôme avait nommé comme abbé, Vulgrin, qu'il connaissait pour ses qualités d'administrateur et de bâtisseur. En peu d'années, l'abbaye est transformée. Douze moines y végétaient : ils sont maintenant soixante. De nouveaux bâtiments sont construits. Vulgrin fait si bien qu'il quitte l'abbaye en 1057 pour l'évêché du Mans.
L'histoire de Saint-Serge est marquée par d'autres dates et d'illustres personnages. L'église se garnit de reliques qui joueront un rôle… dans la vie municipale d'Angers, puisqu'à chaque cérémonie d'installation d'un nouveau maire (les premiers mai), la tête et l'anneau de saint Brieuc lui sont présentés à baiser.
Grande solennité en 1152 : l'abbé Amaury reçoit une partie insigne du crâne de saint Serge. En 1166, le 31 juillet, Henri II Plantagenêt assiste avec sa cour à l'élévation du corps de saint Brieuc, désormais disposé au regard de tous dans une châsse. Le 18 octobre 1210, une partie du corps est rendue à l'évêque de Saint-Brieuc.
A cette époque est entrepris le superbe choeur-halle de l'abbatiale où les grâces de gothique de l'ouest se développent en fines ombrelles (1210-1215). Plus tard, sous l'abbatiat de Jean de Berné (qui sera ensuite évêque de Chicester en Angleterre), l'abbatiale connaît de nouvelles transformations. La nef est rebâtie dans le style flamboyant (1451-1477). Un porche la précède. François d'Orignac, abbé de 1466 à 1483, fait ajouter le clocher actuel.
Au XVIe siècle, à partir de 1533, l'abbaye est mise en commende : le roi de France accorde l'abbaye à divers séculiers de haut parage ou même à des laïcs. De 1563 à 1570, c'est le célèbre architecte Philibert Delorme qui en est gratifié.
L'abbaye est alors assoupie. Les moines se réfugient en ville lors des troubles des guerres de religion, en particulier pendant l'année 1568. Le renouveau spirituel et surtout matériel date de la fin du XVIIe siècle. A cette date les grandes abbayes bénédictines d'Angers, sous l'emprise de la réforme de Saint-Maur, font peau neuve. Les bâtiments monastiques actuels sont entrepris en 1694. Les morceaux de bravoure de cette nouvelle architecture sont, comme dans toutes les reconstructions du temps, l'escalier et le réfectoire.
1788. Un an avant les événements révolutionnaires, on envisage un instant sans sourciller de transformer l'abbaye en casernes. Finalement, le couvent des minimes est choisi en juillet 1789. Petite rémission avant la fermeture définitive.
Le bourg Saint-Serge
Autour de l'abbaye était né un petit bourg, attesté par les textes à la fin du XIe siècle. Il avait sa paroisse, Saint-Samson, dans la dépendance de l'abbaye. Modeste église de campagne du XIIe siècle, largement reconstruite au XVIe, puis au XVIIIe siècle, elle existe encore, dans le jardin des Plantes face à l'entrée de la rue Boreau. Le presbytère qui l'accompagne a été bâti en 1767 par le curé Ferré. Acheté comme bien national par la ville d'Angers en 1791, il sert longtemps de logement au directeur du jardin des Plantes.
Racines industrielles du quartier
Si l'on excepte les anciennes exploitations d'ardoise de Saint-Samson, du Bouillou et de Pigeon, fermées très tôt, la première industrie à s'implanter dans le quartier est la manufacture de toile à voile du Cordon Bleu, fondée par Loisillon et le saumurois Pierre Deshays. En 1778, Pierre Boreau de La Besnardière la rachète.
Le quartier doit beaucoup à ce personnage entreprenant. En même temps qu'il investit dans la manufacture du Cordon Bleu, il achète le terrain de l'ancienne carrière dite de Saint-Samson, la comble et s'y fait construire un hôtel particulier très raffiné (1781-1784). Le meilleur architecte angevin de l'époque, Michel Bardoul de La Bigotière, réalise-là son chef-d'oeuvre. L'hôtel était situé entre les rues Renou et Lebon et ouvrait sur la rue Boreau. Malheureusement démoli en 1893, seul le nom de rue Boreau de la Besnardière, des boiseries conservées au Musée et des photographies en rappellent le souvenir.
Fait plus important encore pour le bourg Saint-Serge, l'édification par le même Boreau d'une levée pour protéger sa demeure des inondations périodiques de la Maine. En 1782, l'abbaye lui cède quelques terrains et la ville lui offre une subvention de 15 000 livres. L'oeuvre était en effet d'utilité publique : la levée était de nature à favoriser les communications entre les paroisses campagnardes du côté de Villevêque et de Briollay et la ville. Tous les travaux sont terminés et visités en novembre 1789. C'est l'origine du développement de la ville dans cette direction du nord-est. Désormais la prairie se réduit peu à peu.
Le Port-Ayrault
Depuis 1556, la prairie était bordée sur son flanc sud par le canal du Port-Ayrault créé par René Ayrault, maire d'Angers. Dans les origines commerçantes du quartier, c'est l'ancêtre de la gare de marchandise Saint-Serge. Vers 1718, le maire Robert élargit le canal et fait planter deux rangs d'arbres sur les bords. Le canal est vidé et nettoyé en 1778. Trop étroit, on lui adjoint un nouveau bassin pour permettre aux grands havriers de la Mayenne d'y tourner. L'année suivante, le boulevard fortifié de la porte Cupif qui donnait sur le canal est démoli pour gagner de la place. Les échevins avaient en projet une place devant le Port-Ayrault.
Communications difficiles
Au XVIIIe siècle, le quartier du Port-Ayrault est l'un des plus populeux d'Angers avec le quartier Ligny et en général tous les bas quartiers de la ville. On y trouve d'après le recensement de 1769 jusqu'à cinquante-six personnes entassées dans une seule maison. Entre ce quartier et l'autre rive de la Maine, les communications sont difficiles, surtout depuis la ruine définitive du pont des Treilles (1711). Il n'y avait pour toute la ville qu'un seul pont : le grand pont, actuel pont de Verdun. Le pont de la Haute-Chaîne n'est ouvert qu'en 1839. C'est pourquoi un particulier propose en 1786 d'établir à ses frais un bac depuis l'extrémité du canal du Port-Ayrault pour faire passer voyageurs et voitures sur l'autre rive : cela "abrégeroit au moins un quart de lieue à tous ceux qui sont obligés de traverser la ville" aux rues étroites.
Le jardin des Plantes
En 1789, apparaissent des acteurs qui vont influer sur l'évolution du quartier. Le 5 mars, la société des Botanophiles prend à rente perpétuelle des bénédictins de Saint-Serge le clos des bassins, au bas de la vallée Saint-Samson. Ils y transportent le jardin botanique né rue Bressigny en 1777. L'acte de naissance du jardin des Plantes est signé.
La Révolution supprime l'abbaye et transfère début 1791 la paroisse Saint-Samson à l'abbatiale Saint-Serge. Se pose immédiatement le problème de l'utilisation des vastes bâtiments monastiques. Le département de Maine-et-Loire, propriétaire de l'ensemble, veut y créer un haras. Le projet reste sans suite. L'abbaye est fort malmenée lors du siège d'Angers par les Vendéens qui tiennent là leur quartier général (les 3 et 4 décembre 1793). Le jardin des Plantes en sort ravagé, le dépôt d'objets d'art de l'abbatiale endommagé.
Etablissements d'enseignement
Le 7 février 1800, un arrêté consulaire met à la disposition du curé Ferré, ancien curé de Saint-Samson, la ci-devant église abbatiale Saint-Serge. Le culte catholique reprend librement. En 1806, le département de Maine-et-Loire cède l'abbaye à l'évêché pour y installer le grand séminaire diocésain. C'est chose faite en 1808. Les bâtiments conserveront un siècle cette affectation, jusqu'à la séparation de l'Eglise et de l'Etat en 1905.
Cette période voit l'ajout de plusieurs constructions : le grand bâtiment néo-classique dont la façade regarde le jardin des Plantes est élevé en 1839. En 1845-1848, une nouvelle entrée est édifiée. En 1895, Mgr Mathieu consacre la nouvelle chapelle du séminaire.
Après 1905 se pose à nouveau la question de l'affectation des bâtiments. Après deux décennies d'hésitations (on pense un moment en faire l'Ecole des Beaux-Arts), on y installe le collège de jeunes filles en 1929. Il prend le nom de Joachim du Bellay en 1934.
Affirmation du caractère industriel de Saint-Serge
Au XIXe siècle, l'activité enseignante du grand séminaire mise à part, le quartier de Saint-Serge montre deux visages radicalement différents. D'un côté, le jardin des Plantes, espace vert très apprécié et qui prend de l'extension : nouvelle entrée en 1893, agrandissement et travaux sous la direction du célèbre paysagiste Edouard André jusqu'en 1905.
De l'autre, un nouveau centre d'activité se crée en remplacement du Port-Ayrault comblé peu à peu de 1840 à 1880. La prairie est remblayée pour la rendre moins sujette aux petites inondations. Le quartier s'équipe. En 1877, des collecteurs d'eau pluviale sont construits. En 1878 est inaugurée la gare Saint-Serge pour les lignes Angers-Segré-Laval et Rennes. Grâce à des navettes entre Saint-Serge et la gare d'Écouflant, la correspondance était assurée avec les trains de Paris.
Face à la gare se tient le pittoresque marché aux porcs dont les cartes postales ont fixé le souvenir. Au bord de la Maine, l'usine électrique est mise en service en 1899, mais le quai Félix-Faure n'est construit qu'en 1932.
À l'emplacement de l'hôtel de la Besnardière, les frères Lafarge bâtissent en 1892-1894 leur nouvelle usine de parapluies, tandis que le vicomte de Contades édifie une cité ouvrière aux petites maisons rigoureusement ordonnées.
Le caractère industriel du quartier est encore renforcé par la présence de l'usine à gaz de la rue Boreau, des établissements textiles du Pré-Pigeon, de la filature Carriol. Les industries s'étendent plus au nord avec la minoterie des Grands moulins, la tour à plomb, la verrerie et les fours à chaux.
Quelle activité dans le Saint-Serge de la Belle Epoque ! En mars 1909, la municipalité examine avec bienveillance une pétition des habitants pour l'agrandissement de la gare. La décadence arrive avec la deuxième guerre mondiale. La gare Saint-Laud canalisait déjà l'essentiel du trafic voyageurs en 1930 : 1 141 812 contre seulement 127 000 à Saint-Serge. Le "plan d'aménagement, d'embellissement et d'extension de la ville" de 1934 prévoit la suppression totale du trafic voyageur à Saint-Serge lorsque le raccordement rationnel des voies Etat et de la compagnie du Paris-Orléans aura été réalisé. La gare ne se relève pas du bombardement de 1944. Entièrement rasée, seuls les rails sont conservés pour le va-et-vient des marchandises. Le marché d'intérêt national ouvert en 1961 et inauguré le 12 septembre 1963 par Edgar Pisani, ministre de l'Agriculture, tente de redonner vie au quartier. Mais l'activité s'est déplacée vers le nord. Le coeur de Saint-Serge s'assoupit. En 1984, les établissements Lafarge ferment.
Saint-Serge attend son réveil.