Chronique historique
par Sylvain Bertoldi, conservateur en chef des Archives d'Angers
Vivre à Angers n° 181, décembre 1994
Angers, capitale de l'industrie foraine ? Qui le croirait ? Et pourtant, ce fut. Grâce à Gustave Bayol, sculpteur hors pair.
Arrivé de sa province avignonnaise pour un service militaire de cinq ans au 6e régiment de pontonnier d'Angers, Gustave Bayol - né au hameau du Pontet en Avignon le 16 décembre 1859 - a déjà un métier dans les mains : il est menuisier, comme son père (contremaître-modeleur). Jean-Paul Imbert, descendant de Bayol, qui, à la suite de Charles Gilbert, a engagé des études approfondies sur l'artiste, a pu découvrir qu'il fut inscrit à l'École des Beaux-Arts d'Avignon. A Angers, ses supérieurs découvrent son talent et l'exploitent, lui concédant quelques faveurs… comme une chambre en ville. Les obligations militaires remplies, il se marie en 1884 et ouvre un atelier de sculpture au 13 bis rue Parcheminerie, puis route de Paris.
Pour le carnaval de 1887, donné au profit des pauvres, Bayol imagine un somptueux "char de la sculpture". Les Archives municipales en possèdent le dessin préparatoire. A l'exécution, les deux cygnes sont remplacés par un Pégase aux grandes ailes. Pour cette oeuvre, Bayol s'est inspiré d'une vignette ornant le Traité des tournois, joustes, carrousels et autres spectacles publics de Menestrier. Les fêtes passées, il sollicite l'autorisation municipale de l'exploiter pour promener les petits enfants au jardin du Mail. Autorisation accordée pour trois ans. Les promenades finies, l'artiste sculpteur trouve dommage de le remiser et… le transforme en lit conjugal. Sa fille Mireille y naît en 1902. Les aventures du lit-char ne sont pas terminées, puisqu'il figure encore de temps à autre dans des cavalcades. On perd sa trace en 1944, mais il réapparaît en 1979 dans une exposition sur l'art forain au Louvre des Antiquaires! Depuis, il va d'expositions en expositions…
En 1887, l'en-tête de lettre de Bayol n'indique encore que statues religieuses et profanes, ornementation, plâtre, bois, pierre, marbre, meubles et bâtisses, bustes, médailles d'après nature, décorations intérieures, gravure, etc. Voici qu'une veille de foire Saint-Martin, peut-être vers 1887-1889, un forain s'adresse à lui pour renouveler les sujets de son manège. Une vocation naît… et les premiers chevaux sortent de son atelier, sculptés dans les tilleuls provenant de Châteaubriant, près de la Baumette, alors propriété du célèbre liquoriste Édouard Cointreau. D'autres commandes arrivent, Bayol monte un atelier, embauche des ouvriers et ouvre une classe d'apprentissage de la sculpture dans son entreprise. Il y accueille Léon Morice, sourd et muet, qui acquiert par la suite un grand renom en Anjou pour ses sculptures sur bois et fait appel pour les décorations au peintre Fernand Lutscher. Pour la mécanique, il s'associe avec un industriel spécialisé, Charles Detay. Bayol pourra donc produire ses propres manèges. En 1898 est créée la "Société angevine des industries foraines en commandite par actions", au capital de 200 000 francs-or.
L'entreprise s'est tellement développée qu'elle déménage au cours de l'année 1906 dans de nouveaux locaux, route de Paris. On peut encore admirer, au 215 bis avenue Pasteur, la décoration de style art nouveau que Bayol conçut lui-même pour sa nouvelle habitation Sa sève inventive n'a pas de limite. Il renouvelle totalement l'art forain, lançant d'autres sujets que les chevaux : cochons pleins d'humour, vaches et taureaux, pigeons, chats, lapins, chèvres, maquereaux… et même des chinois. Un manège de chevaux de bois coûte alors environ 150 000 francs (quelque 550 000 euros en 2010). Vers 1909, il réalise le grand carrousel-salon qui appartiendra aux Demeyer à partir de 1927. C'est un manège enveloppé d'une magnifique décoration peinte et sculptée, avec façade inspirée du palais de l'Électricité de l'exposition universelle de 1900. Cette superbe oeuvre a été restaurée par l'Écomusée de Haute-Alsace à Ungersheim, où l'on pouvait l'admirer jusqu'en 2011.
Le maître-sculpteur s'empresse aussi d'intégrer à ses manèges les derniers progrès techniques : bicyclettes, aéroplanes. Sur sa carte de voeux humoristique de décembre 1909, il rime cette bayolade publicitaire :
Après ballons captifs, autos, lapins et singes,
Voici que mes marteaux, mes burins frappent dur.
Stridentes on entend mes scies mordre en l'âme
Du bois, et le fer va se tordre dans la flamme
Pour bâtir merveilleux de pimpants aéros
Comme les Blériot, les Lathan, mais j'efface
A leurs énormes prix quantité de zéros !
Ce qui fait que déjà l'on voit, bravant l'espace,
Mes machines volant à moins de mille francs ;
Et ça fille, et ça tourne en pondant la galette :
Que c'est un vrai bonheur. C'est pour rien, mes enfants !
Qui veut son aéro n'a qu'à me faire signe,
Je suis un créateur rapide ; jour et nuit
Mes sujets guillerets marchent sans rouspétance
Et leur chant de victoire en se mêlant au bruit
Accompagne, joyeux, l'inlassable cadence.
En 1910, fatigué, Bayol vend son entreprise à l'un de ses dessinateurs, Chailloux qui s'associe au chef-menuisier Coquereau et au sculpteur Maréchal. En 1918 cependant, Bayol se lance dans la fabrication des jouets, au 34 de la rue David-d'Angers, où l'on peut encore discerner sur un linteau de bois l'inscription "Bayol". C'est le dernier atelier du maître qui meurt en 1931. Angers compte alors deux entreprises de constructions foraines, celle de Coquereau et celle d'Henri de Vos, qui toutes deux exportent partout leur production. C'est à Henri de Vos que les Demeyer demandent la modernisation de leur carrousel-salon vers 1930. On peut y ajouter la maison Martin, peintre spécialisé dans la décoration foraine.
La deuxième guerre mondiale porte un coup à l'industrie des manèges, quoique celle-ci renaisse avec un normand, Chéreau, qui poursuit - sur un mode moderne - la tradition de Bayol, mais son entreprise fait faillite en 1965. Ainsi se terminent quatre-vingts ans de construction foraine angevine…, dont subsiste à peine le souvenir.