La place du Ralliement, histoire d'un quartier. V - L'animation commerçante

Chronique historique

par Sylvain Bertoldi, conservateur en chef des Archives d'Angers

Vivre à Angers n° 174, mars 1994

Dès sa création, la place du Ralliement justifie son nom. Plusieurs fêtes de la Révolution s'y déroulent. Le 24 février 1793, les autorités constituées y plantent un arbre de la Liberté au milieu de "la joie la plus pure", mais bientôt la guillotine est installée sur la place (30 octobre 1793 au 15 octobre 1794). Le transfert du marché journalier le 20 janvier 1797, l'ouverture d'un théâtre sur une initiative privée, confirment la place dans son rôle de nouveau centre urbain.

Le Ralliement s'anime

En 1800, la place n'est pas encore très commerçante. Pas une boutique n'y est installée. Il n'y a qu'un seul café, dû à la présence de la salle de spectacle. C'est bien plutôt un quartier résidentiel où demeurent en majorité des "propriétaires" et des fonctionnaires. Le haut de la place (marché aux fleurs) est même occupé par plusieurs hôtels particuliers. C'est pourquoi le transfert de la poste au Ralliement le 17 mai 1838 paraît un choix défavorable à beaucoup d'industriels angevins. L'expérience est d'ailleurs jugée négative car, peu d'années après, la poste regagne la rue Boisnet. C'est en 1853 seulement qu'elle s'établit définitivement au Ralliement. Plusieurs petits commerces y sont déjà installés. Cafés et grands magasins se multiplient à partir des années 1880, attirés par l'achèvement de la place : la mercerie-bonneterie Audas et Joudon en 1881, le Grand-Hôtel en 1883, la Belle-Jardinière en 1886, l'épicerie Pelé en 1888. Les Nouvelles Galeries et les Dames de France s'établissent à deux pas, en 1901 et 1906.

1900-1914 : époque de gloire de la place du Ralliement, adresse prestigieuse pour le commerce, rendez-vous de la vie mondaine. Ses neuf cafés y créent une animation sans pareille. "Les dimanches d'été, écrit René Rabault dans Angers Naguère, les tables des terrasses se rejoignaient d'un café à l'autre". Le café Gasnault introduit le cinéma à Angers dès 1896, un an après la démonstration parisienne des frères Lumière. Les cafetiers organisent des concerts, un cinéma de plein air.

Un tour de place

Faisons le tour de la place en 1914. A droite du théâtre était le Grand Café de France. A gauche, le fameux café Gasnault, si bien dépeint par René Rabault (dans Le Courrier de l'Ouest, 12 mars 1979) : "22 garçons assuraient le service. Un orchestre réputé attirait les mélomanes et ceux qui ne l'étaient pas. Au premier étage, les adeptes usaient des dix billards de leur Académie, tandis que les joueurs d'échecs se retrouvaient au second. Le Gasnault était le rendez-vous quotidien des commerçants, des rentiers, des bourgeois comme des étudiants… Carrefour de relations commerciales, avant l'automobile et le téléphone pour chacun, le Gasnault offrait son confort, son ambiance, sa standardiste pour traiter de grosses affaires. Ses trois cabines téléphoniques étaient saturées le second mardi de chaque mois lorsque le célèbre marché aux grains d'Angers attirait, jusqu'aux négociants allemands et italiens. Il fallait y ajouter deux lignes lors de la foire Saint-Martin. Depuis la veille au soir, c'était l'affolement. Détail étonnant : le Gasnault était peut-être le seul café en France à recevoir le "Journal Officiel" chaque matin".

Venaient ensuite le café-restaurant A l'Entracte et le café de la Bourse. De l'autre côté, rue Saint-Denis, le café du Grand-Hôtel, puis le Grand-Hôtel lui-même, premier à disposer d'un ascenseur et d'un garage spécial pour automobiles. A l'angle de la rue d'Alsace se trouvait la pharmacie Bréhéret. En face, le café Sancinéna, rendez-vous de la jeunesse (l'équivalent du Dupont actuel). De l'autre côté de la rue Saint-Maurille, l'hôtel Saint-Julien et, en-dessous, le café Les Caves du Ralliement, réputé pour ses vins d'Anjou et ses huîtres. On trouvait en descendant : la grande poste, le magasin de confection A la ville d'Elbeuf, la pharmacie Mesfrey et un coiffeur-parfumeur. L'entrée de la rue Lenepveu était occupée par le café du Globe. À l'angle de la rue de la Roë resplendissait le plus raffiné des commerces de modes : chez Audas et Joudon.

La grande épicerie Pelé occupait tout l'immeuble entre la rue de la Roë et celle des Deux-Haies. Tous les vendeurs étaient logés. Pâtisserie et charcuterie était de fabrication maison. La charcuterie était si renommée qu'elle débitait trente-deux porcs par semaine en 1914. La confiserie régnait royalement à l'étage. La maison Pelé fut la première à avoir un vivier d'eau courante. Notre tour de place se termine avec la Belle-Jardinière, de l'autre côté de la rue des Deux-Haies. Sur la place elle-même, en haut, se trouvait depuis 1896 "l'aubette" des tramways. Le Ralliement était le centre du réseau. De chaque côté attendaient les fiacres.

Après la première guerre mondiale, magasins prestigieux et cafés ferment peu à peu. La poste quitte la place en janvier 1938, remplacée par l'hôtel des Finances. 1951 voit disparaître à la fois la maison Pelé et le Gasnault. Il n'y a plus qu'un seul café sur la place en 1963. Dans sa fréquentation, la place du Ralliement a connu au cours de son histoire une montée en puissance rinforzando jusque vers 1900, un palier de croissance d'une quinzaine d'années, puis une déperdition d'activité continue. Le "nouveau Ralliement" inauguré en septembre 1994 - transformation de l'esplanade, élargissement des trottoirs, café estival sur le terre-plein central - a inversé cette tendance.