Chronique historique
par Sylvain Bertoldi, conservateur en chef des Archives d'Angers
Vivre à Angers n° 187, juin 1995
La rue Boisnet, jusqu'au XVIIe siècle, n'était qu'un ruisseau bordant des prairies marécageuses (actuel îlot Thiers-Boisnet) appartenant à l'hôpital Saint-Jean. Le ruisseau, comblé en 1623, une nouvelle rue est bâtie, formant un quartier bien caractérisé, choisi par les grands négociants pour sa proximité avec la rivière : port Ayrault, port de l'Ancre et quai de la Poissonnerie. Une Angevine, née "en Boisnet" au début du siècle, laisse parler sa mémoire dans des souvenirs alertes, jusqu'alors inédits :
À cette époque du tout début du siècle, c'était le fief de l'aristocratie du commerce et des petites industries. Les "négociants en gros" et les patrons des petites entreprises y étaient propriétaires de leurs affaires et résidaient à leur proximité - ce qui fait que Boisnet était très bourgeoisement habité.
Les Martin-Rondeau, "fers et métaux", au coin de la place Ayrault, ouvraient notre rue ; puis les Girard, manufacture de parapluies ; les Riobé, au coin de la rue du Port-de-l'Ancre, tissus en gros, comme notre père, quelques maisons plus loin. Puis, encore des parapluies (les "impers" n'existaient pas !) avec Pertus ; la maison Guilmet, marchands de blanc, jouxtait l'épicerie en gros de M. Bunoust dont le col cassé et la barbiche blanche Napoléon III nous semblaient le comble de la distinction (…). Tout près du carrefour Molière, la maison Bouvet, à l'entrée du quai, et la maison Lireux, tout au bas de la rue Plantagenêt, complétaient (bonneterie et mercerie en gros) la liste des négoces de Boisnet. Toutes ces familles avaient des petits hôtels particuliers ou de fort beaux appartements.
Animation de village
Notre rue Boisnet était donc une rue active, mais elle n'en gardait pas moins certains côtés villageois. J'entends encore ses bruits familiers. Le matin, très tôt, c'était d'abord celui des lourds tombereaux chargés du sable de Loire que les chalands amenaient sur les berges de la Maine. Les roues ferrées, écrasant le sable qui tombait sur les pavés, faisaient office, de leur bruit crissant, de réveille-matin dans le quartier. Passaient aussi des troupeaux, vaches et moutons, qui, débarquant à la gare Saint-Serge des wagons à bestiaux, se dirigeaient vers l'abattoir, nous valant parfois de petites corridas.
Puis, c'était l'heure des laitières en carrioles appelant "au lait" d'une voix vigoureuse. Chacun descendait se faire servir dans la rue, dans son pot ou sa casserole. Mais le lait de vache ne convenant pas à tous les enfants, on voyait aussi des chèvres et leurs bergers, qui tiraient le lait à la demande. Leurs clochettes avertissaient les amateurs. Clochette aussi, la marchande de crémets tirant sa caisse à couvercle montée sur roues. Le marchand de cresson, lui, était lyrique et s'annonçait par un refrain : "cresson de fontaine, et cresson des eaux"…, tandis que les marchands de peaux de lapins appelaient les ménagères d'une voix de stentor : "Peaux d'lapins, peaux…, qui a des guenilles à vendre ?", avec des finales longuement filées et des rythmes syncopés (…).
Dans les familiers de la rue, j'oublie le boulanger avec sa petite charrette à bras tirée par son chien. Nous descendions dès qu'il sonnait, et il "cochait" sur une petite baguette de bois ce que nous prenions : une coche par livre de pain. On payait en fin de mois. Tous ces petits métiers faisaient office de téléphone arabe, et colportaient les nouvelles de porte en porte. Autour des carrioles de laitières, on se "bonjourait" et on faisait connaissance. C'était la convivialité de l'époque !
Quelques maisons de commerce réputées
Nous aimions bien rencontrer Mlle Thadée qui habitait tout en haut de la grande maison d'en face, à l'angle de la rue du Mail. Elle était lingère et repassait les cols et manchettes de "ces messieurs" de Boisnet. Elle vivait avec ses parents, d'origine polonaise tous les deux, et leur nom de Thadée n'était que partiel, le reste étant trop difficile à prononcer… M. Thadée, crâne chauve, mais barbe de fleuve : nous l'appelions Moïse… Notre quartier comportait quelques maisons de commerce réputées : Bozzo, au coin de la rue du Mail et de la rue du Cornet - orfèvrerie, bijouterie - était le fournisseur de confiance de la bourgeoisie de Boisnet (dans la rue Saint-Laud toute proche, Priet revendiquait la clientèle aristocratique).
La rue Boisnet relevait de la paroisse Notre-Dame où nous allions à la messe de 9 h le dimanche avec Maman. Notre père ne nous accompagnait qu'aux grandes fêtes, et à la cathédrale. À Notre-Dame, le curé n'était pas très audible, et lorsqu'il annonçait pour le dimanche soir "chant des complies et salut du Saint Sacrement", j'entendais "chant des Pompiers", ce qui m'intriguait fort ! La procession du Petit Sacre, le dimanche suivant le Grand, passait rue Boisnet et toute la rue rivalisait de décoration des façades. Nous accrochions aux fenêtres des panneaux d'andrinople rouge, parsemés d'étoiles en papier doré et, de nos balcons, nous assistions au défilé paroissial, avec tous les enfants des écoles très pieusement déguisés en suisses, zouaves pontificaux, anges et archanges. Un petit saint Jean-Baptiste, bien frisé, revêtu d'une peau de mouton, précédait une Marie-Madeleine aux longs cheveux épars et une sainte Véronique tenant le voile de la Sainte Face. Tambours, fanfare du collège Saint-Julien, jetés de pétales de roses et grands coups d'encensoir rendaient cette procession très spectaculaire pour nos yeux d'enfants.
Jusqu'en 1918, nous habitions les deux étages au dessus du magasin avec lequel nous communiquions par le tuyau acoustique, téléphone très primitif… Le bouchon formait sifflet servant d'appel à la communication. Une communication qui était souvent l'annonce qu'on déjeunerait en retard, ou qu'il y aurait un convive, quelque client attardé qu'on ne pouvait décemment mettre à la porte en ce temps où on ne fermait pas entre 12 et 14 heures.