Chronique historique
par Sylvain Bertoldi, conservateur en chef des Archives d'Angers
Vivre à Angers n° 165, avril 1993
Il y a cent ans, le cirque-théâtre (place Molière, démoli en 1962), le Grand Cercle et le jardin du Mail étaient les trois hauts-lieux de la musique angevine : musique classique pour les deux premiers, musique plus "légère" au jardin. Évoquons ce dernier.
Jusqu'au début du XIXe siècle, les manifestations musicales de plein air et les concerts en général étaient rares. Peu à peu, Angers - ville de garnison - s'habitue aux aubades données sur le Mail par les musiques militaires et y prend si bien goût que des protestations s'élèvent quand l'une des musiques manque à son devoir : "L'année dernière, écrit le journal Le Précurseur de l'Ouest en 1842, toute la saison durant, la musique du 30e, et avant elle les musiques des autres régiments qui ont successivement tenu garnison à Angers, jouaient tous les dimanches sur le Mail. Hier, celle du 63e était absente, et tout le monde l'a remarqué avec surprise".
Premiers concerts
C'est à la faveur de la sixième exposition de "l'industrie" (juin 1858) que naissent à la fois le jardin du Mail et les premiers concerts. Le Conservatoire de Paris s'est déplacé avec Arban, chef d'orchestre des concerts de Paris et maître du cornet à piston, pour un cycle d'auditions qui est un succès : "Le concert de l'exposition est décidément en faveur. Hier soir, plus de deux mille personnes se pressaient dans le jardin du Mail et sous la tente de l'horticulture. (…) Ce sont de délicieuses soirées dont le dernier mot n'est pas dit, et que tout semble favoriser. La ville d'Angers montre là une de ses faces les plus caractéristiques. Elle prouve qu'elle est disposée à accepter avec empressement toutes les innovations de bon goût" (Journal de Maine-et-Loire, 5 juin). Dès lors, il ne cessera plus d'y avoir des concerts au jardin. Plusieurs projets d'ensemble voient le jour, souvent éphémères, mais la municipalité s'applique à maintenir une saison musicale grâce aux musiques militaires et aux musiques locales subventionnées.
Le 26 novembre 1858, le directeur du théâtre, Auguste Rouff, projette de rembourser les frais d'établissement du jardin du Mail en donnant des concerts. Marché conclu avec la ville le 7 février 1859. Rouff s'engage à donner deux fêtes par semaine entre le 15 mai et le 30 septembre. Le prix d'entrée au Mail sera de un franc pour les jours de semaine et de cinquante centimes le dimanche. Donner des concerts en plein air est une tâche délicate. Le 10 juin 1859, Lefort, chef d'orchestre du théâtre, se plaint au maire des coups de vents impromptus qui font s'envoler la musique… On bâtit donc un premier kiosque appelé "l'orchestre", en forme de rotonde, tout en bois et démontable. Hélas, les concerts Rouff ne se maintiennent pas. Le succès financier n'est pas à la hauteur des espérances. Autre proposition (12 mai 1862) - accueillie favorablement - celle du violoncelliste Adolphe Cauville de donner deux concerts par semaine au jardin. Du 28 mai au 2 septembre 1862, la recette s'élève à 3 168, 73 francs. Deux ans plus tard, c'est l'orchestre symphonique d'amateurs créé par Hetzel qui donne, sous la baguette de Lefort, des concerts pendant l'été, en alternance avec les musiques militaires et celle des pompiers. En cas de mauvais temps, l'orchestre se replie au Grand Cercle sur le boulevard. Le grand violoncelliste Dunkler participe au concert du 23 juin 1864.
Harmonies et orphéons
Après 1870, ce sont surtout les musiques militaires, la musique municipale et les sociétés musicales (orphéon Sainte-Cécile, Angers-Fanfare, L'Union musicale, Fanfare du IVe arrondissement…) qui animent le jardin, deux à quatre soirées par semaine. L'heure de gloire des concerts symphoniques sonne à chaque nouvelle exposition quinquennale, principalement à celle de 1877 où l'on reconstruit le kiosque avec des matériaux de qualité, sur un plan dodécagone. C'est le kiosque actuel, inauguré au cours d'un festival de musique éclatant : trois mille exécutants venus des sociétés musicales de toute la France se rassemblent à Angers sous la présidence de Gounod (20-21 mai 1877). L'Union de l'Ouest en fait un compte rendu voilé d'une légère critique : "Dimanche, la ville était pleine d'harmonies. Le défilé des sociétés n'a pas duré moins de trois quarts d'heure. Le soir, si le chef d'orchestre, M. Maire, n'avait d'autorité élagué cinquante-quatre grosses caisses, je laisse à deviner quelques émotions retentissantes auraient produites ces batteries musicales. Le festival a eu deux ou trois morceaux vraiment exécutés avec un ensemble très satisfaisant".
Quant à l'orchestre symphonique créé pour l'exposition par le directeur de l'orchestre du théâtre, son répertoire est ainsi jugé par Le Patriote de l'Ouest (7 juin) : "Ce n'est peut-être pas ce que certains amateurs du classique à outrance avaient rêvé, mais le public habituel ne s'en est pas encore plaint. A une ouverture d'Auber ou d'Adam succède un pot-pourri sur les motifs favoris d'un opéra de Verdi ou de Gounod, puis une valse de Strauss ou de Metra alterne avec un solo d'instrument ou une polka d'Arban en coups de langue. En tout, une heure et demie de musique agréable que l'on écoute en devisant de choses et d'autres".
Les saisons de concerts au kiosque se maintiennent avec un programme estival régulier jusqu'en 1981. La dernière année, seuls des groupes de variétés s'y produisent, remplaçant totalement les sociétés musicales angevines. Les musiques militaires (le 6e Génie en dernier lieu) avaient cessé de jouer à partir de 1953. Le kiosque sert toujours pour des manifestations exceptionnelles.
Petit lexique :
- Ophéon : Au sens strict, société chorale masculine.
- Fanfare : Orchestre composé de cuivres clairs (trompettes et cornets à pistons), de percussions et de saxhorns (bugle, baryton, alto, basse).
- Harmonie : en plus des instruments de la fanfare, anches (clarinette et saxophone) et instruments de "petite harmonie" (foûte, hautbois, basson).