Le premier centre chorégraphique

Chronique historique

par Sylvain Bertoldi, conservateur en chef des Archives d'Angers

Vivre à Angers, n° 406, mars 2017

Avant l’ouverture du Centre national de danse contemporaine (CNDC), la ville d’Angers a été le siège, de 1972 à 1978, du premier Centre chorégraphique et lyrique national (CCLN) créé en France par le ministère des Affaires culturelles, autour du Ballet Théâtre Contemporain (BTC) et du Théâtre musical d’Angers (TMA).

Le Ballet Théâtre Contemporain, « l’une des troupes fanion de la danse française » des années soixante-dix (Paul Bourcier, dans Les Nouvelles littéraires), est fondé à la Maison de la culture d’Amiens le 1er septembre 1968 sous la forme d’une association. C’est la toute première compagnie de décentralisation chorégraphique, axée sur la création de spectacles, l’organisation de journées « Connaissance de la danse » et de rencontres à l’extérieur de la Maison de la culture. Son but est d’être « le point de rencontre et de recherches simultanées » de l’expression corporelle, des arts plastiques et de la musique contemporaine.

Jean-Albert Cartier et Françoise Adret

Une sorte d’art total, voulu par ses promoteurs, Jean-Albert Cartier (1930-2015) et Françoise Adret (1920). Le premier n’est pas professionnel de la danse : ancien élève de l’École du Louvre, journaliste, critique d’art, assistant aux musées de Marseille, il se rapproche de la danse par goût personnel en 1964-1967, comme critique chorégraphique pour le journal de Paris-Inter, avant d’assurer des fonctions administratives de coordination des maisons de la culture et centres dramatiques. De son côté Françoise Adret est une danseuse étoile formée auprès de l’école franco-russe, interprète de Serge Lifar. De 1951 à 1958, elle dirige le Ballet de l’Opéra d’Amsterdam, puis travaille pour Roland Petit, la Ville de Nice et signe les chorégraphies de nombreuses compagnies internationales.

En trois saisons, les vingt-et-une créations du Ballet Théâtre Contemporain touchent un public de 300 000 personnes. Chaque année, une série de représentations est assurée au Théâtre de la Ville à Paris et en tournée. C’est ainsi que l’Association Maison de la Culture d’Angers (AMCA) inscrit le BTC par deux fois à son programme culturel très diversifié, en février 1970 et 1971. En janvier 1971, les spectacles sont précédés par une exposition des peintres, sculpteurs et scénographes du Ballet Théâtre Contemporain au foyer du Grand Théâtre : Sonia Delaunay, Mario Prassinos, Karel Appel, César, Jean Dewasne, Gérard Fromanger, Étienne Hajdu… Les Angevins réservent au Ballet un accueil enthousiaste : le ballet Hopop, « dans son burlesque, est une manière de chef-d’œuvre », rapporte Le Courrier de l’Ouest du 3 mars 1971. Il se félicite « d’un mode d’expression qui se délivre des bandelettes de l’académisme et ouvre des perspectives profondes et riches. [...] Fantaisie, gaieté, jeunesse, humour concluaient la dernière soirée de la manière la plus aimable, la plus heureuse et la plus enjouée. La chorégraphie de Dirk Sanders pétille d’adresse et d’intelligence. Un tourbillon, un entrain qui ont conquis la salle. Un feu d’artifice, ou plutôt, le bouquet crépitant de ce feu d’artifice. L’article conclut : « Voilà bien le comble du raffinement et la marque du succès : tout ce travail vous donne l’idée d’une improvisation et d’une aisance naturelle dans l’expression. »

La séduction œuvre dans les deux sens, car lorsque le BTC commence à connaître quelques « conflits d’humeur » à Amiens après le changement de municipalité en mars 1971 et le départ du directeur de la Maison de la culture, il songe tout de suite à s’établir à Angers. La ville est attrayante : jeune université, écoles supérieures, orchestre philharmonique et… maire sensible et cultivé. « Notre président, Francis Raison, nous dirigea vers Angers. Jean Turc était réputé comme l’un des rares maires culturels de notre pays, et je n’ai cessé de m’en apercevoir par la suite », écrit Jean-Albert Cartier dans son livre de souvenirs, publié en 2014 (Le Manteau d’Arlequin, p. 142).

Les discussions s’engagent à l’été 1971 entre Francis Raison, Jean Turc et Pierre Rouillard, son adjoint à la culture. Marcel Landowski, directeur de la musique, de l’art lyrique et de la danse au ministère des Affaires culturelles, est l’une des chevilles ouvrières de la négociation. Le 4 janvier 1972, en séance privée, le conseil municipal donne son accord à la venue du BTC, après de longs débats. L’État a des arguments qui portent : deux larges subventions du ministère des Affaires culturelles (2,2 MF) et du ministère des Affaires étrangères (600 000 F). La municipalité ne voulait pas augmenter son budget culturel. Les hésitants du conseil sont ralliés à la fois par les arguments d’Auguste Chupin – la réputation du BTC apportera un prestige à la ville qui rejaillira sur son extension industrielle et universitaire – et par le plaidoyer chaleureux et passionné du maire lui-même.

Angers n’avait jamais eu d’institutions oeuvrant dans le domaine de la danse, mis à part le corps de ballet du théâtre. Dans le domaine de l’enseignement, plusieurs « académies de danse » privées dispensaient leur art aux Angevins. La plus célèbre avait été celle des Letournel, de 1880 à 1964. C’est précisément Émile Letournel qui, en 1930, avait soumis à la municipalité le projet de créer une école chorégraphique municipale. Il n’avait pas été entendu.

Le « ministre de la culture » d’Angers

Le 11 janvier, un communiqué officiel du ministère annonce la création à Angers du Centre chorégraphique et lyrique national (CCLN) regroupant le BTC et le Théâtre musical d’Angers. Pierre Barrat, directeur du Théâtre musical, est nommé à Strasbourg. Jean-Albert Cartier prend la direction de l’ensemble, à laquelle s’ajoute celle du théâtre. Il coordonnera donc toute la programmation de l’établissement, comprenant les concerts de l’Orchestre philharmonique des Pays de la Loire et de la Société des concerts populaires, les productions Bacchi, la programmation de la Maison de la Culture, les tournées de théâtre Baret-Karsenty et les tournées de variétés. Un véritable « ministre de la culture » pour Angers !

Le « mariage » avec le BTC est justement « célébré »… salle des mariages de l’hôtel de ville le 22 janvier 1972. La photographie officielle présente Jean-Albert Cartier, Jean Turc, le compositeur Roger Tessier – futur créateur du festival Angers musiques du XXe siècle – et Francis Raison, conseiller à la Cour des comptes, président du conseil d’administration du BTC. Le maire célèbre l’aboutissement de nombreuses années d’efforts auxquels il associe la Maison de la culture d’Angers, capable « d’une assimilation profonde dans la population grâce à son désir de transformer les spectateurs en participants. » Le BTC pourra « faire sortir la culture au-delà des cercles culturels où elle se trouve souvent. » En conclusion, Jean Turc affirme : « La venue du Ballet Théâtre Contemporain auprès de l’OPPL, à côté de la coopération entre Nantes et Angers, est la première pierre d’un véritable édifice créé par l’union de la troupe du TMA et du BTC. La venue du BTC est un grand pas dans l’avenir culturel des Angevins. En mon nom, ils vous souhaitent la bienvenue, Monsieur Cartier ».

Si la coopération avec Nantes pour la musique est bien effective, quant à la danse, elle ne le sera jamais. En effet, la capitale régionale est passablement mécontente de voir le Ballet Théâtre s’implanter à Angers, alors qu’elle a constitué seule, sans aide de l’État, ses Ballets atlantiques. Les deux villes sont dans une compétition qui n’est guère cordiale. Avec le BTC, tous les commentateurs voient même Angers bien placée pour obtenir un opéra régional, suivant le plan de Marcel Landowski de création d’un opéra par métropole d’équilibre. La Ville est alors la première scène lyrique du Calvados à la Vendée et de l’Indre au Finistère, d’autant que Jean-Albert Cartier, contrairement à la rumeur qui courait à son arrivée, non seulement poursuit les saisons lyriques traditionnelles, mais rénove et développe l’activité lyrique du Théâtre musical d’Angers.

Renommée internationale

Le BTC s’installe officiellement à Angers le 1er juillet 1972. Il a donné ses premiers spectacles les 30 mai et 1er juin, avec Hommage à Diaghilev et Stravinsky. Une répétition publique attire beaucoup de jeunes : « C’est avec surprise et admiration que le public a découvert le travail de cette équipe que n’a nullement ménagée la chorégraphe François Adret » (Le Courrier de l’Ouest, 1er juin). La déclaration en préfecture (22 juin) du Centre chorégraphique et lyrique national – Ballet Théâtre Contemporain précise bien les objectifs : « Favoriser la mise en place et le développement de compagnies de création chorégraphique et lyrique qui soient simultanément les lieux de rencontre et de recherche dans les domaines des arts plastiques, de la composition musicale et de l’expression lyrique et corporelle. »

La création est la grande priorité, chorégraphique et artistique, avec la réalisation des costumes et décors. L’État demande à la compagnie de produire quatre spectacles nouveaux par an. Le corps de ballet est composé de six étoiles – trois permanentes et trois invitées – et de vingt-quatre danseurs, sous la direction de Françoise Adret et de son maître de ballet, Perey. Parmi les danseuses étoiles permanentes, on peut citer Martine Parmain et Muriel Belmondo, la soeur de l’acteur Jean-Paul Belmondo. L’encadrement technique compte huit personnes, dirigées par Claude Gicquère : un régisseur général, deux régisseurs lumière, un régisseur décors, deux costumières, un ingénieur son et un administrateur des tournées.

Le 29 septembre, le BTC présente à Angers quatre de ses grands succès, avant de partir en tournée pour « les Amériques » : Danses concertantes, Nuits, Violostries et Hopop. Les plus grands artistes y ont contribué : les compositeurs Stravinsky, Xenakis et Parmegiani, les peintres et sculpteurs Sonia Delaunay, Jesus-Rafael Soto et César, les chorégraphes Moshe Efrati, Michel Descombey, Dirk Sanders… « La soirée s’achève sur un moment « psychédélique », écrit le critique musical du Courrier de l’Ouest, Joseph Fumet. C’est le ballet vedette du BTC [joué 120 fois depuis sa création en 1969] : Hopop a tout pour plaire : l’insolence (musicale), l’allégorie (à la bande dessinée), le gag (gestuel). Et un peu plus encore. La virtuosité fait tout passer, situe le débat plus haut. […] Hopop garde un irrésistible accent de jeunesse et de spontanéité. […] C’est un moment assez éblouissant. […] La salle n’était pas aussi pleine que nous l’eussions souhaité. C’est le seul regret que nous garderons de cette soirée. Le BTC est peut-être l’affaire la plus sérieuse que notre ville ait jamais hébergée ! »

La grande affaire du BTC, c’est la création, l’échange avec les créateurs du monde entier. Son calendrier de travail comporte deux ou trois tournées internationales par an, des tournées nationales et les représentations données au Théâtre de la Ville à Paris. À ce rythme, le Ballet n’est présent que quelques mois à Angers. Mais ce qui intéresse la municipalité, c’est surtout le rayonnement international que lui offre pour la première fois le BTC. Jusqu’alors, les productions angevines n’avaient guère dépassé le cadre français, à l’exception d’une tournée du Théâtre musical à Londres. Grâce à la compagnie, le maire a une tribune nationale et internationale. Il assiste aux premières des tournées, à New-York et à Mexico. En six mois, le BTC « a plus fait voyager le nom d’Angers que tous les autres outils depuis leur création » (Claire Frustoc, La Ville d’Angers et la danse de 1971 à 2005, p. 59).

L’animation des spectacles

Le BTC n’oublie pas Angers. Plus de la moitié des dix-huit créations de la compagnie durant son séjour angevin (1972-1978) sont données en première à Angers, comme les ballets Rags et Saints and Lovers, le 17 janvier 1975. Mais le calendrier très serré des tournées et représentations ne lui permet pas de se consacrer pleinement à l’animation. Certes, il a la volonté de mener une politique de contact active avec tous les acteurs de la vie culturelle angevine : École des beaux-arts, École nationale de musique, Office de tourisme, librairies… Et le 5 décembre 1972, Jean-Albert Cartier expose au préfet son projet de décentralisation départementale pour 1973, par des soirées et répétitions publiques.

La réflexion sur la démocratisation culturelle et les enjeux sociaux de la culture n’en est toutefois qu’à son début. Elle est évoquée dans la charte culturelle conclue entre la Ville et l’État le 17 juillet 1975. En attendant, la Ville voit surtout dans le BTC un instrument de son prestige. Quant au problème de l’animation de ses spectacles, il est résolu grâce à l’Association Maison de la Culture d’Angers chargée d’organiser les répétitions publiques et rencontres. Mais celle-ci accepte mal de n’être que le diffuseur des productions d’un CCLN hégémonique sur la culture angevine. L’AMCA se trouve par ailleurs en difficulté. Sa politique d’animation jugée « subversive » déplaît et face à la concurrence du CCLN, son utilité devient moins évidente. Le CCLN fournit l’occasion d’écarter les militants de la Maison de la Culture. En 1974, son financement est interrompu. La priorité n’est pas à l’action socioculturelle, malgré les ambitions déclarées et reprises dans la charte culturelle. Du moins la Ville veut-elle strictement l’encadrer. La même année, elle réforme le Festival d’Angers, suspendu pour un an et confié à Jean-Albert Cartier pour une transformation en Festival d’Anjou pluridisciplinaire, qui aura l’avantage de pouvoir être cofinancé par la Ville et le Conseil général. Les ateliers chorégraphiques qui font la transition du festival d’Angers vers le festival d’Anjou en 1974 reprennent ces ambitions socioculturelles.

Quel bilan ?

L’expérience du CCLN s’achève en 1978. Le contrat de Jean-Albert Cartier n’est pas renouvelé par la nouvelle municipalité. Jean Monnier souhaite garder le BTC, mais veut mettre sur pied une nouvelle politique culturelle en ressuscitant une Maison de la Culture avec mission de coordination des différents organismes culturels. La direction du théâtre doit donc être retirée à Jean-Albert Cartier. Or, écrit-il dans son livre de souvenirs, « je ne pouvais pas continuer de faire fonctionner le Ballet, le lyrique et le festival que l’on m’avait confié entre temps, sans le lieu principal où se déroulait la majeure partie de mon activité, le théâtre. » (Le Manteau d’Arlequin, p. 215). Il quitte donc la ville pour Nancy, appelé par le maire à y diriger l’opéra et à créer un nouveau corps de ballet, le Ballet Théâtre Français.

Le bilan des six années du Centre chorégraphique et lyrique national est largement positif. Le nombre de spectateurs du théâtre est passé de 34 877 pour 1972-1973 à 47 000 en 1974-1975. Un programme varié est présenté. Cette saison-là, le théâtre propose 26 spectacles lyriques, 10 concerts symphoniques, 15 de variétés, 17 représentations théâtrales et 17 chorégraphiques. Certes, pour ce qui est de la danse, la fréquentation des spectacles touche au mieux 10 000 spectateurs par saison, à peine 10 % de la population, beaucoup moins si l’on considère qu’un même spectateur se rendait sans doute à plusieurs représentations.

En tout cas, on peut écrire comme Joseph Fumet dans sa carte de vœux du 5 janvier 1974 à Jean-Albert Cartier : « L’action conduite par vos soins depuis dix-huit mois a transformé les conditions culturelles et le climat de cette ville. J’ai la chance, par métier, de mieux connaître que quiconque votre apport, mais je dois à votre seule bienveillance des rencontres inoubliables et les plus belles découvertes… » (Le Manteau d’Arlequin, p. 214). L’Association Maison de la Culture d’Angers (AMCA) n’était pas pour rien non plus dans cette modification du climat culturel de la ville. Elle avait bien préparé le terrain depuis 1967. De son côté, le Ballet Théâtre Contemporain a ouvert la voie au Centre national de danse contemporaine, créé en juin 1978 avec le New-Yorkais Alwin Nikolaïs, que le BTC avait invité à Angers en octobre 1972.

Lire sur le sujet :

Frustoc (Claire), La Ville d’Angers et la danse de 1971 à 2005, Angers, 2005, 285 p. dactyl. (Mémoire de maîtrise, université d’Angers).

Cartier (Jean-Albert), Le Manteau d’Arlequin, Paris, Éditions de l’Amandier, 2014, 283 p.