Le Mail. Quand un jeu donne naissance à un jardin

Chronique historique

par Sylvain Bertoldi, conservateur en chef des Archives d'Angers

Vivre à Angers n° 159, octobre 1992

Dernière modification : 16 février 2022

Le Mail plonge ses racines loin dans le temps, jusqu'au début du règne de Louis XIII. Les soins des Angevins furent constants et, de plantations en replantations, s'est peu à peu dessinée la plus belle promenade de la ville, l'actuelle avenue Jeanne-d'Arc.

C'était là un terrain vierge de toute construction appelé la prairie d'Allemagne, la campagne aux portes de la ville et déjà le lieu ordinaire des promenades citadines. Voilà qu'en 1616, soucieux du bien-être (et de la moralité) de leurs administrés, les membres du Conseil de ville font l'amère remarque qu'il n'y a "aultre exercice public en cettedicte ville que celuy de la paulme dont les fraitz sont si grands et l'action si violante que plusieurs personnes de diverses qualitez, ne s'i pouvant exercer, s'adonnent à beaucoup de desbauches dont ilz se retireroient voluntiers s'ilz avoient quelque honeste exercice auquel ilz se peussent occupper avec moins de despance (…)" (Arch. mun., BB 63, f° 52).

Les échevins décident donc de créer un jeu de mail dans la prairie d'Allemagne. Dans ce jeu (sorte de croquet), deux équipes de joueurs devaient manoeuvrer une boule de buis, à l'aide d'un maillet, pour l'envoyer chacune dans une direction opposée par une "passe". Un vaste espace bien égal - si possible ombragé - était nécessaire, d'où de coûteux aménagements. Or se présente un riche marchand de soie, Charles Gohier, pour en faire tous les frais, à la condition qu'il puisse exploiter le jeu pendant quatorze années. Contrat est passé avec lui le 28 novembre 1616 pour la plantation de quatre rangées d'ormeaux, traçant une large allée centrale pour le jeu et deux contre-allées pour la promenade, préfiguration de l'actuelle avenue Jeanne-d'Arc. Elles seront séparées des prés environnants par un fossé. Le 30 avril 1617 le jeu est solennellement inauguré en présence du gouverneur d'Anjou, mais sa vogue est plus qu'éphémère. Dès les années 1630, personne ne se présente plus pour y jouer.

Une "pourmenade"

C'est alors que le Mail devient ce qu'il est encore : une promenade. Le changement de dessein est radical. En 1672, on ne se préoccupe plus du jeu, mais de la "décoration" de la ville : "le Mail estant la plus belle et considérable pourmenade qui soit en cette ville", mais son abord étant trop étroit, la ville décide de planter un avant-Mail, qui correspond actuellement aux tilleuls du côté de la rue du Quinconce. De l'autre côté, le couvent des minimes interdisait tout pendant symétrique. En 1704-1705, le Grand Mail est entièrement replanté avec des ormes provenant d'Orléans et son entrée ornée d'arcs monumentaux par le maire François Poulain.

En 1796, la municipalité fait démolir l'ancien couvent des minimes situé à l'entrée du Grand Mail et confie au maître-jardinier François Leroy, fondateur d'une importante entreprise d'horticulture, le soin de doubler en largeur l'avant-Mail existant, origine du second quinconce de tilleuls (vers la place du Général-Leclerc). En avant, vers le boulevard percé à partir de 1809, est créé un Champ de Mars qui s'étend jusqu'au départ de la route de Paris (avenue Pasteur). Quant au Grand Mail, dont les ormes avaient servi à la construction navale en 1794, il est replanté en ormeaux (1796-1797). A partir de 1823, le Mail acquiert encore plus d'importance : il sert de perspective naturelle au nouvel hôtel de ville installé dans l'ancien collège d'Anjou. En 1855, le Champ de Mars est creusé d'un réservoir souterrain pour l'alimentation de la ville en eau de Loire. La même année, la ville achète aux fonderies du Val d'Osne en Haute-Marne le modèle de fontaine jaillissante présenté avec tant de bonheur à l'exposition universelle.

Jardin d'exposition

Le jardin temporaire dessiné autour de la fontaine pour la sixième exposition de l'industrie en 1858 connaît un tel succès que l'on décide la création définitive d'un jardin de fleurs dans cette partie du Champ de Mars. Deux entrepreneurs angevins, Trottier et Raynali, avancent les fonds nécessaires tandis que le directeur du théâtre, Rouff, propose d'y donner des fêtes dont le produit remboursera les entrepreneurs. Le jardin est prestement réalisé sur les plans de l'architecte Bibard et grâce aux instructions de l'horticulteur André Leroy, petit-fils du précédent, qui offre les arbres (dont quatre beaux magnolias). Le 25 mai 1859, le nouveau jardin est ouvert au public. Le succès est immédiat. Tous les Angevins s'y donnent rendez-vous. Les soirées de fêtes, qui sont payantes (50 centimes le dimanche soir, 1 franc pour les jours de semaine), ne donnent toutefois pas le résultat escompté, du moins dans les premiers temps. Le jardin est l'objet de tous les soins : un nouveau kiosque est élevé en 1877, deux statues sont offertes par le sculpteur Chemellier (1888-1891) - elles décoreront de délicieuses petites fontaines faites tout exprès. Le généreux A. Hérault, qui légua toute sa fortune à la ville, donne quatre lions de fonte destinés à "veiller" sur la fontaine.

Fossés "rustiques" le long de l'allée du Mail...

Mais à quelques pas de cet endroit si bien peigné et si fleuri, l'allée du Mail offrait un contraste saisissant. Elle était encore bordée en 1884 de profonds fossés de 1,50 à 2 mètres, où poussait une flore indésirable : ronces, orties, etc. Ces fossés, dont le curage n'était fait qu'à des époques très éloignées les unes des autres, répandaient une odeur nauséabonde et avaient comme locataires les batraciens et comme mammifères les rats d'eau. A droite et à gauche se trouvaient quelques petites constructions ou jardinets, dont on avait l'accès en traversant les fossés sur des petites passerelles en bois. Les fossés sont comblés en 1887, puis l'allée est replantée en platanes quatre ans après. Baptisée avenue Jeanne-d'Arc, ses 625 mètres de long sont encore prolongés en 1897 - jusqu'au chemin de fer - sur des terrains offerts par l'industriel Julien Bessonneau. Le square de platanes qui la termine, orné d'une statue de Jeanne d'Arc en 1909, met un terme à l'histoire commencée en 1616.